« A puerta cerrada », d’après « Huis clos », de Jean‑Paul Sartre, Théâtre du Soleil à Paris

Bêtes de scène dans une arène

Par Laura Plas
Les Trois Coups

Serge Nicolaï met en scène quatre comédiens argentins dans « A puerta cerrada ». « Huis clos » comme une corrida ? Un pari réussi grâce à la pertinence de l’adaptation, mais aussi à la fine partition de Jean‑Jacques Lemêtre et à la performance des comédiens.

On parle souvent du discrédit du vaudeville, mais que dire du théâtre de Sartre ? Qui pourrait citer plus de trois pièces du chef de file de l’existentialisme ? Qui joue encore Sartre ? Considéré comme bavard et daté, ce théâtre n’est plus lu que sur les bancs de l’école ou du conservatoire. Alors quand Serge Nicolaï décide d’adapter Huis clos, l’entreprise ne peut que susciter l’intérêt. C’est courageux de nager à contre-courant ! Et quand il monte la pièce avec Timbre 4, une jeune troupe argentine, la curiosité s’éveille. Curiosité bien récompensée : changer de langue et de latitude sied à Sartre !

Huis clos réunit dans un salon Empire un homme, Garcin et deux femmes : Inès et Estelle. Chacun arrive encombré de son ego, avec ses petites et grandes lâchetés, ses histoires de domination et d’adultère. On se trouve en enfer, mais on pourrait se croire chez Feydeau si la porte, au lieu de claquer, n’était désespérément fermée. A puerta cerrada nous transporte dans un univers plus abstrait et plus angoissant. Au rancard les accessoires qui encombraient la version française ! Voici trois âmes nues dans un espace nu. Sur les parois lisses et uniformément noires, l’on ne peut s’accrocher à rien. La scène prend alors la forme d’une arène.

C’est pourquoi le moindre geste y a du sens. Il semble inscrit dans un rituel qui nous échappe comme il échappe aux personnages eux-mêmes. Tout est écrit. Chaque parole porte. Elle est la banderille que l’on pique dans le flanc de l’autre et dans le sien. Sanglée dans un vêtement ajusté, Maday Mendez, qui incarne Inès, semble ainsi toréer. Et nous nous repaissons dans l’ombre de ce rite cruel, nous les spectateurs, nous les vivants. Le quatrième mur ferme en effet l’espace. Les personnages sans cesse viennent s’y cogner, y chercher une issue. Ils se tournent vers nous, ils jouent face au public en vain… Personne ne leur répond : chacun est dans son rôle : les comédiens et le public, les morts et les vivants.

On continue !

La mise en scène et la scénographie de Serge Nicolaï révèlent ainsi que l’enfer n’est pas seulement œuvre des deux autres personnages, mais celle de ceux qui peuplent le hors-scène. C’est pour eux que l’on joue la comédie, et ceux-là continuent à vivre sans nous quand les feux s’éteignent. Pas étonnant que le dernier cri de Garcin soit « On continue ! ». La vie est une comédie. « Show must go on. » Il y aurait ainsi quelque chose de pirandellien dans A puerta cerrada.

La belle création sonore de Jean‑Jacques Lemêtre renforce chacun de ces partis pris de mise en scène. Le spectacle s’ouvre dans le noir sur un magnifique prologue documentaire en espagnol. Mots simples et âpres de tous les jours avant les mots du lettré. Ensuite, les bruits les plus angoissants se mêlent aux mélodies envoûtantes. Les personnages sont sans cesse environnés par des sons qui ne les laissent pas en paix, ou qui révèlent ce qu’ils voudraient celer. On pourrait presque se contenter d’écouter la pièce si les interprètes n’étaient pas si bons.

Une arène pour des bêtes de scène

Car la force d’A puerta cerrada réside aussi dans le jeu des acteurs. Serge Nicolaï, se souvenant du contexte d’écriture de Huis clos en 1943, veut « parler de notre société. Parler de la perte de confiance entre les individus. Parler de l’égoïsme. Parler de la peur. Parler de l’engagement. Parler de la résistance. Parler de la survivance ». Et, évidemment, il y a de tout cela dans la pièce. Garcin se voulait héros du pacifisme, et il a sans doute été lâche au moment de passer à l’acte. Inès aime la souffrance des autres et Estelle les sacrifie à sa vanité. Tous sont des bourreaux dans un temps de bourreau, tous ont fait des choix dans un temps où chaque acte, chaque parole pouvait décider de la vie des autres. Pourtant, A puerta cerrada est avant tout une magnifique gageure pour des comédiens. Sans eux, la plus belle mise en scène s’effondrerait. Or, ils sont très bons, engagés : bêtes de scène dans une arène.

Toutes ces qualités ne créeront peut-être pas un engouement pour le théâtre de Sartre, et notre époque aura peut-être du mal à se mirer en ce miroir, mais Serge Nicolaï signe là une adaptation réussie et offre une belle tragédie sur un air de tango. 

Laura Plas


A puerta cerrada, d’après Huis clos, de Jean‑Paul Sartre

Cie Timbre 4

Mise en scène et scénographie : Serge Nicolaï

Avec : Maday Mendez, Josefina Pieres, Franz David Toro, Daniel Cabot

Assistante à la création : Olivia Corsini

Assistante à la mise en scène : Maria Gracia Garat

Musique originale : Jean‑Jacques Lemêtre

Photos : © Belen Caputo

Théâtre du Soleil • la Cartoucherie • route du Champ-de‑Manœuvre • 75012 Paris

Métro : ligne 1, arrêt Château-de‑Vincennes, puis navette de la Cartoucherie (gratuite) ou bus 112 jusqu’à l’arrêt Cartoucherie

Réservations : 01 43 74 24 08

Site du théâtre : www.theatre-du-soleil.fr

Du 27 février au 10 mars 2013, du mardi au samedi à 20 heures, le samedi et le dimanche à 15 heures

Durée : 1 h 30

20 € | 14 € | 10 €

Spectacle en espagnol, surtitres en français

Autour du spectacle :

  • 28 février et 1er mars 2013 de 22 heures à 23 heures, Manuel Delgado, Flamenco Trio
  • 2 mars et 7 mars 2013 de 22 heures à 23 heures, Carmela Delgado, El Cuarteto Lunares, tango
  • 3 mars 2013 de 17 heures à 18 heures, Macha Gharibian, chant et piano‑jazz
  • 8 mars 2013 de 22 heures à 23 heures, Dani Barba Moreno, récital de chant flamenco en duo
  • 9 mars 2013 de 22 heures à 23 heures, Lori La Armenia, Ana Barba Moreno, Dani Barba Moreno, Dani Torres, spectacle de flamenco

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