« Amerika », d’après Franz Kafka, Théâtre de la Tempête à Paris

Amerika © Magalie Nadaud

Un grand vent d’Amérique souffle sur la Tempête

Par Élise Noiraud
Les Trois Coups

Trois heures de spectacle, deux entractes, et l’espace quasi vide du grand plateau de la Tempête. Décidément Nicolas Liautard ne fait pas les choses à moitié. Son projet peut effrayer dans un premier temps. Mais la virtuosité de son travail emmène le spectateur dans un tourbillon tellement jubilatoire qu’au final on reprendrait bien une heure ou deux de son « Amerika ».

Dans cette pièce tirée de l’œuvre de Kafka, Karl Rossman, un jeune Allemand, chassé de sa patrie par ses parents après avoir été quasiment violé par la bonne, se voit contraint de partir pour l’Amérique. Pays de tous les possibles, cet ailleurs idéalisé sera le lieu de son élévation puis de sa chute, au fil de rencontres de plus en plus destructrices. Son rêve américain tourne vite au cauchemar, et le jeune candide, pétri de valeurs humanistes et d’idéaux de justice, doit affronter et subir les plus grandes laideurs de l’âme humaine.

Ce spectacle est tout simplement brillant. Tout d’abord, les trois parties qui le composent lui confèrent un rythme parfaitement cohérent, et l’on suit avec bonheur, et sans la moindre lassitude, le parcours du jeune Karl Rossman. Ensuite, le plateau de la Tempête est mis en valeur d’une façon remarquable. Et le théâtre devient, là plus qu’ailleurs, le lieu du jeu, au sens le plus strict du terme. Avec une liberté d’enfant, Nicolas Liautard fait ainsi courir le jeune Lazare Herson‑Macarel (très touchant Karl Rossmann) d’un bout à l’autre de la scène, ouvre les portes vers l’extérieur, pose des lignes au sol puis les brise, envoie les acteurs se poursuivre derrière les gradins des spectateurs… Bref, le corps vit, respire, se déploie et l’espace théâtral, lui, ouvre des perspectives qui semblent infinies. Quel plaisir que de se voir ainsi rappeler qu’au théâtre, tout est possible, du moment qu’on est tous prêts à y croire.

Le thème de la déshumanisation est central dans cette pièce. Central car enjeu essentiel dans cette Amérique des années vingt, où se développe le taylorisme. Quand le travail est rationnalisé, mécanisé, surorganisé, que reste t-il de l’homme ? C’est avec brio que Liautard nous emmène au cœur de cette problématique. En premier lieu par un espace qui se veut, lui aussi, organisé et rationnalisé. Et ensuite par une gestuelle qui frôle la mécanique chez de nombreux personnages. Tout ce qu’il reste d’humain est alors vicié et excessif. Ainsi, la nourriture est un riz gluant servi à la pelle et mangé à la main, ou, pire, la tête plongée dans une écuelle. De la même façon, les pulsions sexuelles, que le naïf Rossman éveille, ramènent au bestial, tandis que la respiration des comédiens se fait haletante et incontrôlable. L’homme hésite, en permanence, entre la machine et l’animal. Et si le jeune héros semble refuser de suivre ce chemin, il est, à son insu, pris lui aussi dans ce processus d’alliénation. À tel point qu’il en oubliera son nom.

Avec énergie et sensibilité, Liautard place le théâtre, ou plutôt la représentation, au cœur de l’action, dès le début de la pièce. Ainsi, les personnages se regardent agir, réussir, s’enthousiasmer face au jeune candide. Ils s’applaudissent, s’encouragent. Les gestes sont excessifs, et les corps impliqués racontent presque plus que la parole elle-même. Malgré les masques humains qu’ils ont revêtus, la mécanisation semble déjà rôder derrière les individus. Rossman, lui, est une marionnette livrée au bon plaisir de tous : on l’habille, on le déshabille, on le costume, dans un ballet incessant. Les corps sont célébrés dans la force brute de leur nudité. Aussi, la diva qui réduira Rossman à l’esclavage est interprétée par Jean‑Christophe Herbeth, très gros, magnifiquement drapé de satin rouge. Sous le regard fasciné du jeune homme et du public, il/elle se dénude peu à peu avec une impudeur magnifique mais terrifiante. Terrifiante, en effet, car le corps ne semble promis qu’à l’exhibition ou au viol. C’est ainsi que le jeune Karl nu, prêt à se coucher, doit supporter la présence plus qu’intrusive d’une jeune secrétaire dans son lit. Au final, le partage semble impossible. Et si l’énergie des personnages explose, c’est bien dans des trajectoires individuelles, jamais dans un échange. Le rythme effréné qu’impose Liautard à ses comédiens (tous brillants) interdit aux personnages de se retourner, de regarder, de réfléchir.

L’humour est présent, mais une émotion poignante nous saisit également. Le spectateur est, malgré lui, fasciné par le faste et le violent éclat de cet univers foisonnant. Les entractes, dans un prolongement narratif parfait, sont annoncés par l’arrivée d’une jeune femme déguisée en Bunny au son du terriblement efficace Young American de Bowie. On se retrouve alors face à ce qu’il y a de plus pervers dans le fantasme américain du jeune Rossman : ses lumières qui brillent et son irrémédiable attractivité.

Liautard a la grande intelligence de laisser une vraie place au spectateur. En effet, il ouvre la porte du rêve et propose, par petites touches, des décors révélant un imaginaire débordant, tout en ayant la délicatesse de laisser à son public un large espace de réflexion et d’imagination. C’est, à mon avis, la marque conjointe d’un réel talent et d’une grande humilité. En ce sens, la dernière scène d’Amerika est une grande réussite. Alors que son corps gît inerte dans un coin du plateau, et que lui-même ne sait plus quel est son nom, le jeune héros finit par quitter l’espace de jeu en ouvrant tout grands les battants d’une porte latérale. L’espace s’ouvre, et tandis que l’air de la nuit pénètre dans la salle, plus rien n’est définitif ni achevé. Amerika nous rappelle ainsi que le théâtre n’est que le prolongement de la vie. Ou l’inverse. 

Élise Noiraud


Amerika, d’après Kafka

La Nouvelle Compagnie | La Scène Watteau • 1, place du Théâtre • 94130 Nogent-sur-Marne

01 43 60 51 70 | 06 74 82 20 85

lanouvellecompagnie@neuf.fr

Traduction : Wolfgang Pissors et Nicolas Liautard

Adaptation et mise en scène : Nicolas Liautard

Assistante à la mise en scène : Nelly Froissart

Avec : Jean‑Yves Broustail, Eddie Chignara, Jean‑Pol Dubois, Michèle Foucher, Paul‑Henri Harang, Jürg Häring, Jean‑Christophe Herbeth, Wolfgang Kleinertz, Célia Rosich, Lazare Herson‑Macarel, Stanislas Stanic, Marion Suzanne

Scénographie, costumes : Nicolas Liautard

Lumières : Bruno Rudtmann

Perruques : Cécile Kretschmar

Photo : Magalie Nadaud

Diffusion : Magalie Nadaud

Théâtre de la Tempête • la Cartoucherie • route du Champ-de-Manœuvre • 75012 Paris

Réservations : 01 43 28 36 36 | www.la-tempete.fr

Du 3 au 22 juin 2008, du mardi au samedi à 20 heures, dimanche à 16 heures

Durée : 3 heures (avec 2 entractes)

18 € | 13 € | 10 €

À propos de l'auteur

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Du coup, vous aimerez aussi...

Pour en découvrir plus
Catégories

contact@lestroiscoups.fr

 © LES TROIS COUPS

Précédent
Suivant