« Automne et hiver », de Lars Norén, Lavoir moderne parisien à Paris

« Automne et hiver » © Corinne Marianne Pontoir

Familiaux et familiers abîmes

Par Sylvie Beurtheret
Les Trois Coups

Les âpres saisons mordent au cœur et au corps. Tel ce féroce « Automne et hiver » affûté comme une lame, qui vous découpe les entrailles tout en finesse. Signant ici une mise en scène épurée et limpide, d’une acuité redoutable, Agnès Renaud fait intensément vibrer le vénéneux huis clos familial du Suédois Lars Norén. Portée par un quatuor de comédiens implacables de vérité, cette pièce dense et exigeante vous lessive et vous essore. Vertigineux…

Juste cette table. Immense et belle. Là, terriblement là. Métallique et froide, lisse et brillante, comme un miroir factice, une apparence trompeuse. Dessus : des verres toujours remplis, mais pas de mets. On ne dîne ici que de mots indicibles qui vous dévorent, on ne mâche que des silences, dans les vapeurs d’alcool qui délient les langues. Dessous : une inextricable forêt de pieds tordus, juchés sur roulettes. Car elle tourne en rond dans une valse sans issue, cette table-métaphore qui dit l’enfermement, le temps qui passe, l’éternel recommencement, et dévoile tout, déjà, de l’infernal cocon familial : papier glacé dehors, violent geyser dedans.

Dans la lignée de ses illustres prédécesseurs scandinaves, d’Ibsen à Bergman, en passant par Strindberg, qui ont inlassablement sondé les abîmes du couple et du foyer, le dramaturge contemporain Lars Norén démonte, dans cette pièce écrite en 1987, les obscurs rouages des relations familiales. C’est toujours la même histoire d’amour et de fiel, le même interminable règlement de comptes entre les enfants accusateurs et trop aimants, la mère à l’affection castratrice, le papa gâteau mais trop absent et le couple parental à la dérive. Deux sœurs quadragénaires que tout oppose sont venues partager le rituel repas parental. Il y a là Eva, la fille aînée, riche comme ses géniteurs, mariée, suradaptée, surorganisée, mais le ventre désespérément stérile. Et il y a Ann, la cadette à problèmes, la révoltée pas comme les autres, la fille-mère à vif qui galère, trime dans les bars, et écrit pour le théâtre.

Déballage névrotique

C’est elle, le dangereux électron libre, qui va forcer chacun à se dénuder, dans un déballage névrotique. Parce qu’elle veut comprendre son mal-être. À qui la faute ? Sa question tourne à l’obsession hystérique. Mais peu importent les réponses. Car, au-delà des destins particuliers somme toute très ordinaires qui ont éclos dans cette cellule familiale, c’est l’implacable petite mécanique de l’âme humaine qui captive ici. Une mécanique parfaitement mise à nu par la mise en scène, précise jusqu’à la chorégraphie, et le jeu noir et solaire des comédiens, qui nous retiennent dans leurs rets même quand on s’épuise dans ce manège sans fin.

D’abord, ce rythme en dents de scie, oscillant entre crise paroxystique et apaisement, qui vous hache menu. Et, jouant sur cette partition tendue à l’extrême, un incroyable quatuor. Merveilleuse Christine Combe (Margareta), campant à la perfection la mère dominante mais aimante, murée dans sa normalité bourgeoise, accrochée à la bouée de ses rassurantes petites vérités ! Écorchée Sophie Torresi (Ann), intense et fantasque fée venimeuse, qui porte sa souffrance en étendard ! Et, face à ces deux-là qui s’affrontent dans d’impuissants pugilats verbaux, deux remarquables taiseux. Flamboyante mais blessée dans sa robe couleur sang, Virginie Deville (Eva) préfère cracher son désespoir en anglais et nous bouleverse quand elle hurle sans cri, la bouche béante sur le vide. Tandis que le tendre, mélancolique et déchirant Patrick Larzille (Henrich, le père), tout en petites lâchetés et grands compromis pour pouvoir vivre avec ses femmes qu’il aime, se retranche, dépassé, dans une amertume alcoolisée.

Une profonde humanité

Grâce à un jeu très maîtrisé, entre détachement et incarnation, tous impriment à leur personnage une profonde humanité. Sans voyeurisme, sans émotion facile. Et, même s’il manque un peu de cet humour cruel que distille si bien Lars Norén, tout est dit, par petites touches impressionnistes, sans jugement ni solution : les douleurs, les solitudes qui s’entrechoquent, la vérité qui n’existe pas, chacun tissant son propre théâtre intime. Et l’amour, aussi. Surtout. La difficulté de le dire.

Quand, bouclant la boucle, les personnages, revenus à leur normalité solitaire, se plantent côte à côte devant nous, on reste cloué, la gorge nouée. Face à nos propres gouffres, nos propres démons, nos propres vérités, notre propre mort et notre trop-plein d’amour. « Seul, on n’est jamais vraiment entier », murmure le père. Famille je vous hais. Famille, je vous aime. 

Sylvie Beurtheret


Automne et hiver, de Lars Norén

Cie de l’Arcade • 2, rue de Flandre • 02200 Soissons

04 90 27 14 31 | télécopie 04 90 85 93 50

www.compagnie-arcade.com

Mise en scène : Agnès Renaud

Scénographie : Michel Gueldry

Assistanat : Mathilde Buisson

Avec : Cristine Combe, Virginie Deville, Patrick Larzille, Sophie Torresi

Costumes : Marguerite Danguy des Déserts

Lumières : Véronique Hemberger

Son : Erwan Quintin

Photo : © Corinne Marianne Pontoir

Lavoir moderne parisien • 35, rue Léon • 75018 Paris

Réservations : 01 42 52 09 14

Du 18 janvier au 27 janvier 2010 à 20 h 30, le 21 et le 25 à 19 heures, relâche le 24 janvier 2010

Durée : 2 h 15

15 € | 12 €

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