« Aux corps prochains (sur une pensée de Spinoza), de Denis Guénoun et Stanislas Roquette, Théâtre national de Chaillot

« Aux corps prochains (sur une pensée de Spinoza) » © Charles Habib Drouot

Les corps sensibles nous livrent leur âme

Par Anne Losq
Les Trois Coups

En se laissant librement guider par une pensée de Spinoza, Denis Guénoun a rassemblé cinq comédiens, une chorégraphe et un vidéaste. Au cours d’un processus de création de deux ans, ils ont sondé les profondeurs du corps. Sur scène, les interprètes démontrent un engagement de chaque instant. Résultat : nul paraître dans ce spectacle – que du vécu. Artistes et public sont réunis pour une exploration pratique de la métaphysique. On en ressort grandi et ému.

J’éprouve un plaisir sans cesse renouvelé à observer la transition ténue qui s’opère entre le temps du quotidien – lorsque l’on s’installe dans la salle, le brouhaha de conversations multiples – et le temps cristallisé de l’œuvre d’art présentée sur scène. Au Théâtre de Chaillot ce soir-là, l’équipe artistique d’Aux corps prochains semblait elle aussi apprécier ce moment particulier de « l’avant-spectacle ». Stanislas Roquette, un des acteurs de la troupe, bavardait avec le vidéaste Charles Habib-Drouot. Denis Guénoun, le metteur en scène, prit le micro pour nous souhaiter chaleureusement la bienvenue. Quand les comédiens montèrent finalement sur scène, leur démarche était encore empreinte de la vie ordinaire. Puis, peu à peu, nous tous – artistes et public – sommes passés ensemble du côté imaginaire, au cœur de la théâtralité. Le prologue permit d’effectuer cette transition, et le plateau, devenu laboratoire de l’humain, fut alors le point de convergence de tous les esprits, là où allait se jouer la pensée en mouvement. L’heure était venue pour les interprètes de se livrer sans retenue et d’explorer les ressources inédites de leurs corps. Ils relevèrent tous le défi avec brio et avec une sincérité désarmante. Le théâtre répondait dès lors, à sa manière, à la célèbre maxime de Spinoza : « Nul ne sait ce que peut un corps », pensée fondatrice de ce projet.

Emmenés par des ambiances sonores et musicales contant la guerre, le répit, la fuite et la fête, les interprètes ne se contentèrent pas d’imiter ou de « faire voir » : ils incarnaient chaque moment et nous les faisaient vivre. Magie de ce spectacle que d’évoquer ces réalités avec une si grande justesse, permettant ainsi au spectateur d’en comprendre la portée sans en faire l’expérience véritable. Lorsque la guerre fut figurée à grand renfort de déflagrations de mitraillettes sur un plateau inhospitalier, les corps tombaient, rampaient, tentaient de survivre pour, la trêve venue, se relever tant bien que mal. Nous ressentions l’angoisse du danger imminent et la crainte incessante de la mort au travers, par exemple, du regard suppliant de Marc Veh – retransmis par la vidéo prise sur le vif et projetée en fond de scène.

Les moments d’accalmie furent explorés : les ablutions, où les corps se découvraient, se rendaient vulnérables. J’ai été particulièrement saisie par la beauté qui surgit quand Alvie Bitemo entreprit de laver sa partenaire, Marie‑Cécile Ouakil. Celle-ci recevait l’eau avec la délectation tranquille de quelqu’un qui peut, enfin, se laisser aller au plaisir simple de la douche. Les comédiens étaient là les uns pour les autres et répondaient aux propositions gestuelles. Le vidéaste, en observateur, présentait un cadrage différent, zoomant sur les détails. Chaque élément contribuait à former un tableau évocateur, rempli de douceur et d’une certaine exubérance joyeuse. Je me suis d’ailleurs régalée en voyant le trio composé de Marie‑Cécile Ouakil, Stanislas Roquette et Marc Veh jouer et glisser gaiement sur la scène mouillée, sous le regard bienveillant d’Alvie Bitemo et de Marc Depond. La fête, elle aussi, eut droit de cité. Ces hommes et femmes, ayant souffert de l’exil, des batailles et de la fatigue, trouvaient encore en eux l’énergie d’ébaucher des pas légers et gracieux, représentatifs de leur personnalité. Cette fête célébrait la résilience et la capacité des corps à persévérer dans la douleur et à retrouver la force de vivre une fois le calme revenu.

La réapparition de la parole

Le cinquième tableau, celui de la déclaration, fut un peu plus abrupt que les autres, car la parole fit irruption là où les corps silencieux avaient exprimé tant d’émotions jusque-là. Du ressenti pur, l’on passait à une forme d’intellectualisation, rompant la communion avec les corps. Nous étions alors renvoyés à une pensée plus abstraite et construite. Mais le texte, qui se voulait fuyant et défiant toute logique narrative, nous faisait tout de même comprendre que les corps et les mots formaient un tout que l’on ne pouvait pas arbitrairement séparer. La « déclaration » devint déclaration d’amour œuvrant à réconcilier le corps et l’âme.

J’ai éprouvé une vive émotion à l’écoute de ces comédiens qui disaient avec une profonde franchise qu’ils aimaient tous les corps, y compris ceux qui leur voulaient du mal. Dans un contexte de tristesse généralisée et de désespérance, ce message – aimons-nous les uns les autres, mais plus simplement, aimons le corps de tout un chacun – permet de réinjecter de l’humanité au cœur des échanges. Je ne t’aime pas parce que tu penses la même chose que moi, je t’aime tout bonnement parce que tu es, parce que tu existes physiquement, parce que tu es là devant moi. Et après tout, n’est-ce pas ça, le théâtre ? N’est-ce pas la possibilité de voir des corps et des âmes en action, de s’identifier à eux et de les accompagner le temps d’un instant ?

Pour conduire à un spectacle si authentique, l’on suppose que les membres de cette troupe ont dû se risquer à la vulnérabilité lors des répétitions. Ils ont dû s’exposer pour cerner la vérité du mouvement et ne pas « raconter », ne pas mimer. Ils ne se sont pas laissé tenter par des raccourcis faciles. Ils ont cherché des moyens scéniques, filmés, dansés et parlés pour répondre aux questions posées. Ce travail, cette vision du théâtre – un laboratoire créatif – est réjouissante, surtout quand le résultat permet au public de faire partie intégrante de la réflexion et de la discussion. C’est chose faite dans Aux corps prochains

Anne Losq


Aux corps prochains (sur une pensée de Spinoza), conception de Denis Guénoun et Stanislas Roquette

Cie Artépo

Site : http://denisguenoun.unblog.fr/spectacles-en-cours/aux-corps-prochains-sur-une-pensee-de-spinoza/

Conception : Denis Guénoun et Stanislas Roquette

Mise en scène, écriture : Denis Guénoun

Avec : Alvie Bitemo, Marc Depond, Marie-Cécile Ouakil, Stanislas Roquette, Marc Veh

Vidéo : Charles Habib-Drouot

Chorégraphie, travail corporel : Chrystel Calvet

Scénographie : Anne Lezervant

Lumières : Geneviève Soubirou

Costumes : Gwladys Duthil

Conseil artistique (vidéo) : Dominique Baumard

Son, coordination technique : Jérémie Quintin

Écriture et travail des voix : Marc Depond

Assistanat, collaboration artistique : Alexis Leprince

Théâtre national de Chaillot • 1, place du Trocadéro • 75016 Paris

Réservations : 01 53 65 30 00

Site du théâtre : www.theatre-chaillot.fr

Métro : lignes 6 et 9, arrêt Trocadéro

Du 5 au 13 mai 2015, du mardi au vendredi à 21 heures

Durée : 1 h 30

35 € | 27 € | 13 € | 11 € | 8 €

Autour du spectacle :

– Bords de plateau : rencontre avec l’équipe artistique à l’issue de chaque représentation.

Tournée :

– Du 27 mai au 6 juin 2015 : Théâtre national populaire, Villeurbanne

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