« Contractions », de Mike Bartlett, Théâtre national de Bretagne à Rennes

Contractions © Brigitte Enguérand

Comment broyer de l’humain ?

Par Jean‑François Picaut
Les Trois Coups

Mélanie Leray n’est pas une inconnue à Rennes : elle a fait partie de la première promotion de l’école du Théâtre national de Bretagne. Comédienne au théâtre et au cinéma, elle a contribué à fonder le Théâtre des Lucioles. Comme metteur en scène, elle porte un intérêt tout particulier aux écritures contemporaines, on l’a vu avec « Leaves » de Lucy Caldwell, entre autres. Son choix de Mike Bartlett, pour sa nouvelle création au T.N.B., s’inscrit dans cette même veine.

Mike Bartlett (né en 1980) est un tout jeune dramaturge anglais et pourtant, depuis 2005, il multiplie les créations dans des lieux réputés outre-Manche. Contractions (2008) est une adaptation qu’il a réalisée pour le Royal Court Theatre de sa pièce radiophonique Love Contract. Comme beaucoup de ses œuvres, elle interroge sans concession notre société. Le titre anglais évoque à la fois l’action de souscrire un contrat et les contractions (de l’accouchement, par exemple). Il présente donc une ambivalence qui disparaît en français.

Deux femmes s’affrontent sous nos yeux. La Responsable, qui nous apparaît d’abord vêtue d’une jupe noire moulante et d’un chemisier fuchsia. Elle porte des chaussures à très hauts talons vieux rose. Sa démarche et sa voix paraissent sophistiquées. Sa coiffure est apprêtée. Le ton est le plus souvent professionnel, mais n’exclut pas quelques inflexions plus naturelles. Emma, elle, qui changera plusieurs fois de tenue, porte d’abord un chemisier blanc sur un pantalon noir, ses chaussures noires paraissent un peu moins hautes. Ses cheveux sont simplement tirés en arrière. Elle se déplace et s’exprime de façon plutôt décontractée. La première semble exercer une fonction comme directrice des ressources humaines, la seconde est employée dans la même entreprise.

Dans une série d’entretiens, la Responsable va essayer d’inculquer à Emma l’idéologie de l’entreprise, de la lui faire intérioriser plutôt. La douceur persuasive ne tarde pas à se changer en pression pour devenir un véritable harcèlement. À la moindre anicroche, le ton neutre, parfois mielleux, se fait pressant, voire véhément en cas de résistance. Le huis clos est étouffant, et le malaise gagne peu à peu les spectateurs comme il s’empare d’Emma.

La mise en scène précise de Mélanie Leray

La mise en scène très sobre mais précise de Mélanie Leray fait sentir quasi corporellement l’engrenage qui caractérise tous les systèmes totalitaires, qu’il s’agisse d’États, d’entreprises, d’Églises, de partis ou de sectes. Le bourreau requiert sans cesse l’acquiescement de sa victime et se sert de chaque concession pour en arracher une nouvelle, tout en lui faisant observer qu’elle est venue jusqu’à ce point de son plein gré.

L’usage de la vidéo, qui n’est souvent qu’un poncif de la modernité, est ici parfaitement maîtrisé et justifié. Il renvoie à la vidéosurveillance omniprésente dans l’entreprise, nouveau Moloch qu’on appelle ici le Groupe. Les gros plans permettent de ressentir (de vivre) presque physiquement toutes les émotions qui traversent Emma, y compris quand elle perd pied et se noie, au propre comme au figuré.

Il en est de même pour la nudité fugace et pudique d’Emma. Sa faiblesse, tout humaine, ressort alors d’autant mieux face à ce roc qu’incarne la Responsable, dans cet environnement impersonnel quasi minéral et froid.

Fascinés par l’horreur

Si, à la fin du spectacle, les applaudissements tardent à jaillir avant d’exploser littéralement, c’est parce que les spectateurs sont encore fascinés par l’horreur du monde absurde où on les a plongés. Un monde dans lequel une mère en est réduite à déterrer le cadavre de son bébé, pour que les assureurs de son employeur aient une pleine certitude de son décès !

L’affrontement entre le Système et la personne humaine est d’autant plus fort que le premier est incarné par une femme. Elina Löwensohn, image de papier glacé qu’anime à peine la tempête de sentiments qui se déchaîne sous ses yeux, lui confère un charme vénéneux. Quant à Marie Denarnaud, en victime de nœuds qu’elle a contribué à serrer, elle est proprement bouleversante d’humanité et de vérité.

Mike Bartlett est assurément un auteur à suivre. La mise en scène de Mélanie Leray est un écrin parfait pour le diamant noir qu’est Contractions

Jean‑François Picaut


Contractions, de Mike Bartlett

Traduction de Kelly Rivière

Mise en scène : Mélanie Leray

Avec : Marie Denarnaud, Elina Löwensohn

Scénographie et vidéo : David Bersanetti, assisté pour la vidéo de Cyrille Leclercq

Lumière : Ronan Cabon

Son : Jérôme Leray

Costumes : Laure Maheo

Dramaturgie : Pascale Breton, assistée par Rozenn Tregoat

Photo : © Brigitte Enguérand

Production déléguée : Théâtre national de Bretagne à Rennes

Théâtre national de Bretagne • salle Serreau • 1, rue Saint‑Hélier • 35000 Rennes

Réservations : 02 99 31 12 31

www.t-n-b.fr

Du mardi 10 janvier au samedi 21 janvier 2012 à 20 heures

Durée : 1 h 30

25 € | 10 €

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