Une tendre complicité
Par Estelle Gapp
Les Trois Coups
Créée la saison dernière, la pièce, qui a pour toile de fond la crise économique en Argentine en 2001, prend un écho tout particulier en cette période de faillites américaines et de récession mondiale. À la fois drôle et émouvant, porté par une tendre complicité entre les comédiens, ce tableau de la vie ordinaire est aussi un dialogue engagé, qui nous rappelle que, avant d’être financière, la « valeur » est d’abord une vertu humaine.
Entre la mère, âgée, accoudée à ses habitudes, et le fils, brillant cadre quinquagénaire, il y a d’abord la gêne, les sourires timides, les malentendus. Il faut dire que les temps sont durs : c’est la crise, et Jaime vient d’être licencié. Il doit annoncer à sa mère qu’il envisage de venir s’installer, avec femme et enfants, dans « leur » appartement, c’est-à-dire « chez elle ». Nerveux, hésitant, il finit par se confier : « Maman, écoute, j’ai quelque chose d’important à te dire… Je ne suis qu’une apparence ». Elle, surprise, mal à l’aise : « Et derrière les apparences, qu’y a-t-il ? ». Lui : « Rien, que la peur. La peur de tout perdre ». Mais il y a des vérités qu’une mère ne peut pas entendre. Déjà, la vieille femme n’écoute plus : elle s’est réfugiée dans ses souvenirs. Elle lui parle comme à un enfant : « N’aie pas peur, Jaime. Mets tes bottes et ton ciré, et va sauter dans les flaques de pluie. Comme quand tu étais petit, tu te souviens ? ».
Non. Tout comme il ne se souvient plus du jeune étudiant, engagé, qu’il était. À nouveau la gêne, les sourires timides. Elle aussi a un secret : elle a rencontré quelqu’un. « Est-ce que tu es en train de me dire, maman, que tu as un petit copain ? — Oui. » Il s’appelle Georgio, a soixante-neuf ans, c’est-à-dire douze ans de moins qu’elle. C’est un « anarcho-retraité », qui passe son temps à protester dans la rue. Lui, désabusé : « Ah, parce qu’il espère changer le monde ? ». Mais Jaime n’est pas au bout de ses surprises. Malgré d’inquiétants et furtifs instants d’absence, où son regard semble défier l’inconnu, sa mère lui réserve encore une belle leçon de vie, pleine d’espoir et de courage.
Au fil de la conversation, les tensions s’apaisent. Les tempéraments s’apprivoisent. Les appétits s’ouvrent. Contre ses habitudes, Jaime accepte, pour une fois, de rester dîner, à la plus grande joie de sa mère, qui continue à cuisiner « comme s’il était toujours là ». « Mais, maman, ça fait vingt ans que je suis parti ! » Dans le tiroir de la table, il reconnaît la petite serviette à carreaux bleus. L’enfance n’est pas loin. La pluie, les bottes, le ciré. Plus tard, le souvenir surgit, aussi inattendu qu’un orage d’été. Le rideau de fond de scène s’ouvre sur un rideau de pluie fine. Un petit garçon apparaît. La mère l’encourage : « Vas-y, Jaime. Qu’est-ce que tu attends ? ». Et l’enfant s’amuse à sauter dans les flaques d’eau.
La scène n’aura duré que le temps d’une apparition. Mais l’émotion nous submerge. Au-delà de la nostalgie, le souvenir nous rappelle à l’essentiel : qu’un bonheur simple vaut tous les trésors, et qu’il n’y a de valeur que dans la perte. Dans cet ultime face-à-face, Jaime s’affranchit de ses derniers mensonges. Non, il n’aime plus sa femme. Et lorsque sa mère ose lui demander s’ils font encore l’amour, elle cite fièrement Georgio : « Tant que les hommes ne mangeront pas et ne baiseront pas assez, rien n’ira mieux dans ce pays ! ».
Oui, il respectera ses dernières volontés. Revêtue de ses habits du dimanche, elle demande : « Est-ce que ces boucles d’oreilles ne sont pas trop voyantes ? […] À quelle heure vient-on me chercher ? […] J’espère bien croiser ton père, là-haut, on a des choses à régler ensemble ». Elle regarde Jaime, en train de passer la serpillière autour de la table. « En tout cas, la maison est propre. » Jaime se retourne pour cacher ses larmes. Puis, s’approchant d’elle : « Dis, maman, tu vas me manquer ». On regrette tellement de ne pas savoir dire ces mots-là. ¶
Estelle Gapp
Conversations avec ma mère, d’après le film argentin Conversaciones com mama de Santiago Carlos Ovés
Adpatation théâtrale : Jordi Galceran
Traduction : Dyssia Loubatière
Espace et mise en scène : Didier Bezace, Laurent Caillon et Dyssia Loubatière
Avec : Didier Bezace, Isabelle Sadoyan, Marcel Goguey, et dans le rôle de l’enfant, en alternance : Valentin Bonetti, Obeid Mousa, Arnaud Perrault de Jotemps, Antonin Pinguet
Costumes : Cidalia da Costa, assistée d’Anne Yarmola
Maquillages et coiffures : Cécile Kretschmar
Lumières : David Pasquier
Photo : © Brigitte Enguérand
Théâtre de la Commune • 2, rue Édouard-Poisson • 93304 Aubervilliers
Réservations : 01 48 33 16 16
Du 25 septembre au 19 octobre 2008, du mardi au samedi à 21 heures sauf jeudi à 20 heures, dimanche à 16 h 30, relâche le lundi
Durée : 1 h 15
22 € | 16 € | 12 € | 11 € | 7 € | 5 €