« Dans les rapides », de Maylis de Kerangal et Cascadeur, Théâtre du Nord à Lille

Dans les rapides © P. Bréard

Entraîné par le torrent des mots

Par Marie Pons
Les Trois Coups

Maylis de Kerangal donne vie à des romans vibrants sous une plume ciselée. Cascadeur compose une électro-pop douce et stellaire à visage couvert. Ensemble, ils mettent en chair et en musique « Dans les rapides », une lecture-concert qui se déploie comme une traversée intense et délicate.

Dans une ambiance feutrée, une machine à fumée crachote des vapeurs turquoise. L’homme au casque blanc clignotant rouge vif s’installe devant un clavier. Il devient point de repère, semblable au signal « on air » qui s’allume dans un studio de radio. Quatre musiciens en combinaison descendent des gradins, balayent les lieux à la lampe torche, veilleurs de nuit qui sondent l’obscurité et rejoignent le plateau à leur tour. Puis c’est elle qui apparaît. L’auteur qui a bouleversé des centaines de lecteurs et conquis de fervents admirateurs de son écriture sensible et organique avec Réparer les vivants (2014), qui raconte le voyage en vingt-quatre heures de la transplantation d’un jeune cœur battant.

Trois filles

« Il y a toujours un commencement, un et un seul… » articule la voix de Maylis, qui commence à dérouler au micro le texte de cette nouvelle écrite en 2007. Dans les rapides, c’est l’histoire de trois filles, qui ont quinze ans en 1978 et découvrent en même temps le rock, la vie et l’amour sur fond de grisaille dans le port du Havre. Trois corps traversés de désirs dans un monde où se mettent à briller deux voix, deux héroïnes flamboyantes, Blondie et Kate Bush. Deux sacrées nanas, qui en imposent et subjuguent le trio avant de mieux les diviser. Dépeignant les relations entre filles, garçons et ces figures de rock stars qui se tissent au gré d’achats de vinyles et d’après-midi à traîner au café, de Kerangal sonde avec justesse les maladresses et les incertitudes du tourment adolescent.

Le texte original soigneusement découpé cohabite avec la matière sonore extraite de l’album Ghost Surfer de Cascadeur, pour créer un objet unique. Chaque mot est décoché avec précision, parfois avec emphase lorsque le rythme de la phrase le demande, que les adjectifs roulent et se cognent dans le style heurté et hautement maîtrisé qui la caractérise. On doit reconnaître à l’auteur le courage de se lancer dans l’exercice de la scène. Tantôt en débit mitraillette et jeu appuyé, tantôt maladroite et comme penaude d’être présente devant nous, Maylis, la rousse en lieu et place de Blondie sous les lumières, a de la force lorsqu’elle projette les phrases bien droite campée sur ses deux pieds. Elle prend visiblement un plaisir de gamine à être là, danse d’un pied sur l’autre, jette des regards complices à son compère… Le texte est beau, bien dit, le tout bien orchestré. Manque peut-être un soupçon de modération dans l’interprétation qui rendrait l’ensemble proprement subjugant.

Dans le vif

La belle présence et la douceur de Cascadeur équilibrent le tout. Ils se cherchent l’un l’autre, la voix de l’écrivain et la musique planante du chanteur-pianiste, créant comme un tempo alterné, des décalages de rythme entre les mots dits et les notes jouées. Lors de superbes moments, l’adrénaline de ces phrases qui taillent dans le vif du sujet déboule et emporte tout sur son passage pour nous laisser cois. Les notes distillées par les musiciens enflent sous les mots de De Kerangal jusqu’à les soulever, les porter, et le martèlement des syllabes trouve un écho avec la basse, le piano. On entre pleinement alors dans les humeurs adolescentes et l’on se sent entraîné dans l’histoire, par le torrent des mots.

La proposition oscille sans cesse entre force et douceur, entre fumées froides et lueurs rougeoyantes, tout enveloppée par un certain romantisme pop que le groupe crée à l’unisson. Cascadeur illumine la scène de sa voix claire qui insuffle une réelle émotion. On retrouve dans les morceaux choisis la profondeur mélancolique de ses deux très beaux albums, The Human Octopus et Ghost Surfer. Son nom à lui vient de sa capacité à s’aventurer vocalement de crêtes en cimes, à prendre des risques, ce qui est son parti à elle aussi dans cette évènement, embarqués ensemble dans la houle. En résulte un voyage où l’on chemine avec plaisir à leurs côtés, jusqu’au rappel. Et qui donne à la sortie furieusement envie de se (re)plonger dans ses mots à elle et de se laisser bercer par ses mélopées spatiales à lui. 

Marie Pons


Dans les rapides, de Maylis de Kerangal et Cascadeur

Texte et lecture : Maylis de Kerangal

Chant et piano : Alexandre Longo

Drum : Charlie Davot

Basse : Jérôme Didelot

Guitare : Vincent Mougel

Clavier : Séraphin Palmeri

Technique : Laurent Delourtet, Romain Dambrine, Charef Elakredar

Photos du spectacle : © P. Bréard

Théâtre du Nord • 4, place du Général-de-Gaulle • 59026 Lille

Site du théâtre : www.theatredunord.fr

Le 5 octobre 2015 à 20 heures

Durée : 90 minutes

20 € |10 €

À lire : Dans les rapides, Maylis de Kerangal, éd. Folio, 128 p., 5,80 €

À écouter : Ghost Surfer, Cascadeur, Mercury / Universal

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