« D’eux sens », d’Abou Lagraa, l’Apostrophe à Cergy‐Pontoise

« D’eux sens » © Éric Boudet

Nawal et Abou Lagraa : à l’unisson

Par Léna Martinelli
Les Trois Coups

Quoi de mieux qu’un couple dans la vie pour danser l’amour sur scène et dire sans tabou la force du désir ? Dans « D’eux sens », Abou Lagraa et sa femme, Nawal, composent un duo intense et touchant. Une performance encensée et récompensée : au Movimentos Dance Prize de Wolszburg, Abou Lagraa s’est vu décerner le titre prestigieux de Meilleur Danseur international 2009. Le spectacle, créé à la Biennale de Lyon 2008, achève bientôt sa tournée. Escales danse en Val-d’Oise fournit l’occasion de découvrir ou revoir ce superbe spectacle.

Comme pour mieux sceller son union, ce magnifique couple de la danse contemporaine a eu à cœur de partager ses joies et interrogations amoureuses avec le public. Malgré le caractère intimiste de ce spectacle, la pudeur reste de mise. Car, au-delà de l’histoire personnelle d’Abou et Nawal Lagraa, il est ici question de l’amour au sens large, de la beauté de la relation quand elle est tout harmonie, de sa fragilité, aussi. À l’exaltation des amants éperdus répond, en effet, le désespoir des amoureux séparés.

Pas étonnant que ce croyant d’obédience musulmane ait été inspiré par les quatrains d’Omar Khayyâm, poète persan du xiie siècle, tout à la fois mystique et hédoniste, qui traite de l’imminence de la mort en exaltant les plaisirs éphémères de la vie. Avec ce spectacle, Abou Lagraa vainc les préjugés fondamentalistes en rendant un vibrant hommage aux beautés profanes de sa tradition. La quête de sa « moitié », la croyance en l’autre, la générosité du don, la plénitude de l’amour partagé, tout cela confine au sacré. Mais, depuis le désir ardent qui précède l’union jusqu’aux doutes qui peuvent mener à la violence de la perte – la perte de soi et de l’autre –, le chorégraphe explore ici le vaste champ de l’amour, y compris la sexualité. Sans jamais tomber dans les pièges de l’exhibitionnisme ou de la vulgarité.

Emportés dans ce tourbillon de gestes déliés et de volutes hypnotiques, ces deux‑là sont à l’évidence faits l’un pour l’autre. Au début, chacun sur leur tapis respectif, Abou et Nawal Lagraa s’apprivoisent en reproduisant leurs mouvements, comme face à un miroir, en les prolongeant et les anticipant ensuite. Parfaitement accordés, ils ne font plus qu’un, au fur et à mesure de cette approche, tout en circonvolutions, qui n’est pas sans rappeler la transe des derviches tourneurs. L’état dans lequel mettent les jeux de la séduction n’est‑il pas comparable à l’envolée de l’âme recherchée par de telles pratiques, l’extase qui permet de s’unir à Dieu ? Comme dans cette danse sacrée, les bras, et particulièrement les mains, jouent un rôle fondamental : les paumes sont tantôt tournées vers le ciel, tantôt vers le sol. Dans D’eux sens, elles se rejoignent aussi. Les danseurs bougent avec virtuosité jusqu’au bout de leurs doigts, où leurs alliances brillent évidemment de tous leurs feux.

« D’eux sens » © Éric Boudet
« D’eux sens » © Éric Boudet

Un pas de deux d’une rare sensualité

C’est aussi de manière bien orientale que sont traduits les élans du cœur et l’attraction irrésistible des corps. Des impulsions naissent du torse, et le mouvement part souvent des hanches. Ah, le bassin méditerranéen !… La chorégraphie empreinte des traditions familiales (Abou Lagraa est de père algérien et de mère égyptienne ; Nawal est marocaine) allie les techniques classiques et contemporaines, est imprégnée de hip-hop, ce qui crée un contraste saisissant entre une danse alambiquée et une autre plus épurée. Tout cela au rythme des respirations changeantes. Celle frénétique de la musique soufie, puis celle, haletante, des interprètes, qui vient contrarier la fluidité de la danse. Ces derniers jouent une parade nuptiale à bras-le‑corps. Leur jeu sans cesse renouvelé d’étreintes passe de la séduction à la rivalité. Sans retenue. Sens dessus dessous. Lui sous elle. Elle sur lui. Et vice versa. On passe de positions qui mettent la tête en vrac à une surenchère de provocations qui rappellent que, s’il arrive à l’homme d’être civilisé, il ne manque pas d’animalité. Comment défendre son territoire ? Son identité ? Comment rester soi‑même ?

Le duo, consumé par la fusion, est comme transcendé. Ivresse et confusion des sentiments. Le couple virevolte, s’affronte, tournoie, se sépare, chute, rebondit, est aspiré. Le bassin rempli d’eau placé à l’avant-scène se présente comme un objet de tentation. Parce qu’il apaise la brûlure parfois insupportable du désir ? Ou bien parce que, après la fureur, un bain, propice au ressourcement, permet de retrouver la sérénité et de se réconcilier ? Les amants s’y rafraîchissent, flottent de bonheur. Moment suspendu entre ciel et terre. L’eau, originelle et régénératrice, favorise l’osmose. Mais lorsque les amoureux, à bout, finissent par s’asperger vigoureusement, ils nous rappellent que l’amour est imprévisible. De part et d’autre, quand un des deux s’échappe, tout dérape. Peut‑on longtemps aller dans le même sens ?

Cette danse puissante et cette interprétation virtuose expriment avec justesse les aléas de la passion amoureuse. Tout est ici d’une incroyable cohérence : le souffle spirituel qui leste cette création d’un poids existentiel ; la fusion, y compris musicale, qui mêle les inspirations traditionnelles aux sonorités électroniques ; la chorégraphie qui emprunte à l’eau sa fluidité et au désir ses tensions. Engagés corps et âme, Abou et Nawal Lagraa nous éclaboussent de leur amour. Ce geste est aussi très touchant parce que, tout en finesse, le duo donne sens et luminosité à l’expérience humaine. Pour que la vie à deux soit un bonheur partagé. 

Léna Martinelli


D’eux sens, d’Abou Lagraa

Cie La Baraka • 115, boulevard de la Croix-Rousse • 69004 Lyon

04 78 29 59 80

www.cie-labaraka.com

Chorégraphie : Abou Lagraa

Avec : Nawal Lagraa, Abou Lagraa

Musique : Éric Aldea, Ivan Chiossone

Chant : Massoud Raonaq

Musique additionnelle : Robert Ashley, Madjid Kiani

Consultante artistique : Patricia Porasse

Répétitrice : Sandrine Maisonneuve

Costumes : Michelle Amet

Création et régie lumière : Gérard Garchey

Direction technique : Antoine de Gantho

Photos : © Éric Boudet

L’Apostrophe • place des Arts • 95000 Cergy-Pontoise

Dans le cadre d’Escales danse en Val-d’Oise

Réservations : 01 34 20 14 25

www.lapostrophe.net

Le 27 mars 2010 à 17 heures

Durée : 50 minutes

16 € | 13 €

Tournée :

  • le 30 mars 2010, centre culturel de Taverny, 01 34 18 65 10
  • le 11 mai 2010, la Passerelle, scène nationale de Saint-Brieux, 02 96 68 18 40

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