« Electronic City », de Falk Richter, Théâtre Gérard‑Philipe à Saint‑Denis

Une audacieuse et émouvante mécanique visuelle

Par Estelle Gapp
Les Trois Coups

À la périphérie entre théâtre, vidéo et électro, le Collectif MxM propose une réflexion saisissante sur la solitude et l’aliénation de l’homme postmoderne, happé par l’empire des communications et soumis à l’emprise du virtuel. Un « mixage » audacieux et dérangeant qui dénonce la mondialisation des modes de vie et relève ce pari impossible : renverser le règne de la technique au profit de l’humain.

Electronci City © Pierre Jérôme Adjedj
« Electronci City » © Pierre Jérôme Adjedj

Bienvenue en enfer. Quelque part entre Sin City et Matrix, Electronic City donne à voir toute la violence et la déréliction de nos modes de vie, soumis aux lois de l’économie mondialisée et à la tyrannie des réseaux de communication. Explorant, depuis sa création en 2000, le rôle de l’image dans notre société surmédiatisée, le Collectif MxM s’empare brillamment du texte du jeune auteur allemand Falk Richter pour créer un univers radical : étonnant mélange entre théâtre, vidéo et musique électro, il inaugure une forme inédite, sorte de no man’s land formel et existentiel, où le plateau se fait l’écho du vide de nos vies.

Écrit en 2002, le texte de Falk Richter étonne par l’urgence et la pertinence de son propos : de façon prémonitoire, le jeune dramaturge y compare le crash du 11‑Septembre à un crack boursier : « ce que cela signifierait si ces gens ne fonctionnaient pas selon des rails bien ordonnés, s’ils pétaient les plombs […] là où le système pour lequel ils travaillent est le plus vulnérable : la Bourse et le trafic aérien ». Certaines phrases résonnent particulièrement dans le contexte de la crise financière actuelle : « Toutes ces putains de mesures de sécurité ne servent à rien, quand on se crashe, on se crashe et c’est tout, vous pouvez bien enfiler ces gilets de sauvetage ». Son personnage, Tom, est un trader parcourant le monde, condamné, comme de nombreux hommes d’affaires, à une certaine errance : « Si seulement j’avais apporté mon portable – mon Palm, mon Organizer, mon Notebook – ou au moins une boussole […]. C’est un hôtel ici ou un hôpital moyen séjour ? ».

« Se reposer, s’effondrer, avaler des médicaments, regarder la télé, se détendre, attendre, attendre, mais quoi, quoi ? »

Sur scène, un ingénieux dispositif de caméras filme les comédiens en direct et diffuse leur portrait sur un écran géant. Avec une remarquable maîtrise du plan-séquence, l’image vidéo vient compléter l’image théâtrale : ainsi, le personnage de Peter, assis sur un lit, tourne le dos au public, tandis que son visage apparaît de face, en gros plan. Le texte allemand s’accompagne de sa traduction : « Se reposer, s’effondrer, avaler des médicaments, regarder la télé, se détendre, attendre, attendre, mais quoi, quoi ? ». Puis il tourne la tête, comme s’il parlait à quelqu’un. À l’autre bout de l’écran, le visage de Tom semble lui répondre. Mais Tom est ailleurs, dans une autre chambre. Si proches et si loin, si semblables et si différents, les deux hommes sont prisonniers de la même solitude : « Partout où ils arrivent, c’est pareil ; partout où ils arrivent, c’est les mêmes gens ; partout où ils arrivent, ils ont la sensation qu’ils n’ont pas bougé ».

Sur le plateau au design sobre et froid, un panneau lumineux glisse de jardin à cour, délimitant autant d’espaces anonymes : une chambre austère, un hall d’aéroport. Des slogans défilent : « Connecter, reconfirmer, spéculer, flexibiliser ». Inventive, la scénographie crée sans cesse l’illusion du mouvement. Marchant sur un tapis roulant judicieusement dissimulé au sol, Tom finit par s’essouffler. Une voix l’encourage : « Tom, allez, crie. — Non, je ne peux pas, s’il vous plaît, je ne peux pas ». Bouche bée, le personnage livre soudain toute sa détresse. Dans le clair-obscur, des ombres furtives alimentent la peur. Déraciné, l’homme ressemble à une bête traquée, victime de la paranoïa des marchés internationaux : « Trade : ventes, valeurs du commerce mondial aujourd’hui, la consommation comme objectif de vie, l’architecture-business, la flexibilité devient un modèle de comportement imposé, une amnésie d’un nouveau type, la perte d’histoire, l’incompréhension de son propre mode de vie hystérique ».

« J’aimerais tellement juste reposer ma tête sur ton épaule… »

Au milieu de ce décor ultramoderne, labyrinthe d’une vie archiconformiste, les comédiens entrent en résistance. Résistance du corps, mouvant, émouvant, contre la dématérialisation du monde virtuel. Résistance de l’humain contre la désincarnation de la société de consommation. On admire la précision et la fébrilité de leur jeu. Dans leur costume de trader ou de working-girl, ils transpirent, de chaleur ou d’angoisse, enfermés dans un environnement hostile. Sur les images vidéo, la sueur les rappelle paradoxalement à la vie. L’être humain ose enfin montrer sa fragilité : des mains tremblent, des respirations s’accélèrent, un couple se forme. Là réside la plus belle réussite de la pièce : porté par une musique délicieusement mélancolique, le surgissement inattendu de l’émotion redonne espoir : « J’aimerais tellement juste reposer ma tête sur ton épaule… ».

Malheureusement, le propos de Falk Richter ne s’arrête pas là. Tout comme la vidéo démultiplie les personnages, l’auteur s’amuse à brouiller les pistes : les comédiens ne sont pas seulement les victimes du drame ordinaire de l’économie mondialisée, ils sont également les acteurs d’une série télévisée, qui participe à la reproduction à l’infini des mêmes valeurs, du même vide existentiel. À la première partie de la pièce, bouleversante, qui traite de la détresse contemporaine, succède une conservation – trop théorique – entre un réalisateur de cinéma et son cadreur, où l’hypothèse de la vie comme jeu de rôle semble un lieu commun. En vain, Tom conteste les règles du jeu : « Je ne veux plus jouer ça, s’il vous plaît, je veux quelque chose d’autre un autre rôle. — Pour toi il n’y a pas d’autre rôle et maintenant ressaisis-toi et finis plus ou moins ta vie d’une façon ou d’une autre sans trop de chaos, c’est tout ce qu’on te demande ! ».

Lorsque le personnage de Joy apparaît, le réalisateur prend un malin plaisir à dénoncer la fiction : « Et la comédienne qui joue Joy retient des larmes de rage avec un grand professionnalisme ». Au-delà de l’ironie, le thème du tournage introduit une redondance inutile et obsolète, qui rompt avec l’émouvante sincérité du début. Cette mise en abyme ne fait-elle que répéter la critique de la société du spectacle depuis Guy Debord ? On espérait plus de cette belle mécanique visuelle. On admirait la perfection technique au service de l’humain. Mais la fin de la pièce sacrifie la personne au personnage : « Elle aura été une meilleure Joy que moi », dit Joy à propos de son « double » télévisuel. Face à cette dangereuse spirale de l’image, on se prend alors à rêver, comme Peter, à une nouvelle utopie poétique : « On ne peut plus définir notre société comme civilisée […], il n’y a plus de langue pour cela, il faut qu’on l’invente pour les prochaines années ». 

Estelle Gapp


Electronic City, de Falk Richter

Collectif MxM

Contact : Made in Productions • 8, rue Brillet • 94130 Nogent-sur-Marne

01 75 43 17 82 | 06 29 83 22 93

www.collectifmxm.com

madeinproductions@madeinproductions.eu

Mise en scène : Cyril Teste

Dramaturgie : Anne Monfort

Avec : Pascal Rénéric, Servane Ducorps, Aymeric Rouillard, Alexandra Castellon, Stéphane Lalloz

Régie générale et création lumières : Julien Boizard

Musique originale : Nihil Bordures

Scénographie : Élisa Bories

Costumes : Élisa Bories et Alexandra Castellon

Régie vidéo : Mehdi Toutain‑Lopez

Assistant vidéo : Nicolas Doremus

Photographies : Pierre‑Jérôme Adjedj

Chef opérateur : Michel Lorenzi

Collaboration vidéo : Patrick Laffont

Diffusion : Morgane Bourhis

Théâtre Gérard-Philipe • 59, boulevard Jules-Guesde • 93207 Saint-Denis cedex

Réservations : 01 48 13 70 00

Du 16 octobre au 2 novembre 2008, jeudi et vendredi à 20 heures, samedi à 19 heures, dimanche à 16 heures, relâche les lundi, mardi et mercredi

Durée : 1 h 15

20 € | 15 € | 13 € | 10 € | 6 €

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