Entretien avec Ludovic Longelin et Marc‑Henri Lamande pour « Dieu qu’ils étaient lourds ! » au Lucernaire à Paris

Dieu qu’ils étaient lourds © Pierric Maelstaff

Céline, prince naufragé

Par Vincent Morch
Les Trois Coups

« Dieu qu’ils étaient lourds ! », chroniqué sur notre journal lors du Off du Festival d’Avignon 2010, est repris au Lucernaire, à Paris, jusqu’au 6 novembre 2010. Ludovic Longelin, l’auteur et le metteur en scène de cette pièce stimulante, et Marc‑Henri Lamande, l’excellent interprète de Céline, ont généreusement accepté de confier aux « Trois Coups », par-delà leurs méthodes de travail et leur relation à Céline, leur vision exigeante de l’art. Entretien.

Dans quel esprit avez-vous abordé votre adaptation de ces « Entretiens radiophoniques » de Céline ?

Marc-Henri Lamande : Les gens ont tendance à romancer les vies ou à les noircir. Ils n’acceptent pas la chose simple, telle qu’elle est. L’adaptation de Ludovic, c’est comme si l’on avait devant soi un homme de verre, dans lequel on pourrait entrer, sortir, voir de dedans, de dehors, ce qu’il pense, ce que la société pense de lui. Comme une espèce de télescope.

Ludovic Longelin : Il était important pour nous de faire sortir du noir cet homme qui a parlé. Nous avons cherché à le signifier ne serait‑ce que par la conception du plateau – même si celle-ci est très sobre. Il sort du noir, le noir du temps, le noir de l’histoire, mais aussi le noir dans lequel on l’a mis. C’est un homme qui nous apparaît, qui nous parle et puis qui s’efface. C’est un signe. Il était très important non pas de représenter Céline, mais de faire venir son parler.

En effet, cette pièce était une commande : il s’agissait, dans le cadre du festival Critique et culture à Boulogne-sur‑Mer, en 2007, de monter les Entretiens avec le professeur Y. Mais vous avez décidé de prendre une direction différente…

Ludovic Longelin : Lorsque j’ai relu ces Entretiens, je me suis dit qu’on y découvrait moins Céline que le personnage que Céline s’était créé, qu’il s’y mettait trop en scène. Ce n’était pas possible. Ce n’est pas du tout ma façon de travailler, tant sur le plan de l’écriture que de la mise en scène. J’ai donc dit au festival que ce qui m’intéresserait serait plutôt d’adapter les « Entretiens radiophoniques ». Donc, de partir d’une vraie parole.

J’ai reconnu pourtant des passages des Entretiens avec le professeur Y

Ludovic Longelin : En effet, sur les messages, sur la jeunesse… C’était important de recadrer ses écrits et ses paroles, de montrer comment tout coïncide. Il ne se trahit jamais.

Comment, en tant qu’acteur, avez-vous abordé ce rôle ? Le fait que vous êtes aussi pianiste vous a‑t‑il aidé à entrer dans le texte de Céline ?

Marc‑Henri Lamande : Oui. Je trouve qu’il y a trop d’artistes à tiroirs. C’est-à‑dire qu’on ne peut pas faire de la musique sans s’intéresser à la peinture ou à son propre corps, de la danse sans se cultiver solidement… Cette recherche artistique n’est ni plus ni moins qu’une recherche vitale, fondamentale, qui n’a rien d’extraordinaire ni de culturel. C’est aussi naturel que de respirer.

Ludovic Longelin : Nous avons avant tout travaillé sur le rythme, sur le souffle… Marc‑Henri a refusé d’écouter Céline. Nous avions devant nous comme une partition – même pour le journaliste qui l’interviewe. C’était comme de la musique.

Marc‑Henri Lamande : Ma manière de travailler consiste à regarder le texte, à regarder l’encre noire sur le papier blanc, et à me demander : pourquoi une virgule ? Pourquoi un point-virgule ? Pourquoi deux points ?… Et c’est dans le diaphragme que l’on sent si l’intention est suspendue, ou si elle est terminée, ou si l’auteur fait semblant de la terminer… On le perçoit très bien, rien qu’à des petits signes sur du papier…

Ludovic Longelin : Pour moi, en tant qu’adaptateur et metteur en scène, il était important de travailler sur la voix, d’entendre la musique de Céline, et non pas de le lire intelligemment. Je n’ai donc pas relu les « Entretiens radiophoniques ». Pour percevoir son rythme, son souffle, je les ai écoutés et je les ai tous retranscris, le plus exactement possible. Sa façon de parler permet de comprendre ce que signifient ses trois points et ses points d’exclamation. C’est comme un électroencéphalogramme. On voit tout.

Qu’est-ce qui vous séduit, personnellement, chez Céline ?

Ludovic Longelin : Moi, ce qui me séduit réellement, c’est son énergie. Quand je lis Céline, il y a une énergie telle qu’il me donne envie de vivre. On dit toujours de lui qu’il est sombre. Si on s’arrête à ce qu’il dit, c’est indéniable. Mais son écriture génère une forme d’une telle puissance – et, comme je le dis toujours, une forme n’a pas de contraire –, que, tout à coup, je me dis que d’autres formes vont s’épanouir à côté d’elle. Il y a des gens qui vont effectivement très loin dans l’ombre. Mais pour nous éclairer, nous. Quand quelqu’un y va, il n’y va pas pour lui, il y va pour tous. Sans demander qu’on l’imite. Tout cela se transmet, se donne.

Marc‑Henri Lamande : Son côté médical aussi est intéressant. Son regard sur le siècle est terriblement aigu. L’émotion du langage parlé à travers l’écrit…

Ludovic Longelin : D’ailleurs, à ce sujet, on peut remarquer qu’aujourd’hui existe un style d’écriture qu’on pourrait dire de la parole ordinaire, de la parole des gens qui parlent. Cela, forcément, on le doit à Céline. Mais ce que Céline rajoute et qui est très important, c’est « à travers l’écrit ». Parce qu’il n’arrête jamais d’écrire. Alors qu’aujourd’hui on a un peu l’impression qu’on a oublié l’écrit : on en est resté à la parole. Et là, c’est plus délicat…

Marc‑Henri Lamande : Moi, ce que je trouve formidable, c’est sa grande attaque contre cette parole de l’Écriture qui dit : « Au commencement était le verbe ». Non. Au commencement était l’émotion. Le verbe est venu ensuite.

Il y a donc, pour chacun, quelques grandes références… Et même, peut-être, plus que des références : des amis ?

Ludovic Longelin : Oui, des amis. Des potes. Quand on met en scène ou qu’on écrit, on a parfaitement conscience des auteurs qui nous ont fait vivre et qui nous ont portés au plateau. Et on revient généralement aux mêmes. C’est rare qu’il y en ait énormément. Borges, par exemple, a dit : « Vous savez, au fond, je n’écris que pour sept personnes ». C’est extraordinaire ! Il y a sept pierres qui l’ont fait passer !

Marc‑Henri Lamande : Comme Artaud. S’il n’y avait pas eu Artaud, je me serais beaucoup ennuyé… Je ne sais pas comment vous vous y retrouvez dans ce siècle et dans cette société, mais moi je ne survis que pour retrouver ma famille. Sinon, je n’ai rien à prouver. Mais retrouver des familles, des traces, des racines, alors ça, ça m’intéresse. Je me dis : « Ah oui ! Il y a des éclaircies ! ». Ou : « On réarrose la plante ! ». Peut-être que c’est cette fameuse plante qui va traverser les nuages, comme dans la légende ? Plus haut ! Les contemporains, il y en a six milliards, mais avec qui parle-t‑on vraiment ?

Pour finir, votre adaptation met bien en lumière la finesse de Céline, l’aspect aristocratique de sa personnalité… avec ce que cela implique comme mépris du vulgaire, dans tous les sens de ce mot…

Ludovic Longelin : Oui, c’est un prince. Même dans sa façon d’être.

Marc‑Henri Lamande : Un Don Quichotte. Et c’est ça qui est beau.

Céline serait donc, et tout à la fois, un naufragé de l’histoire et un prince de la littérature ?

Ludovic Longelin : Oui. Il marque l’histoire de son empreinte. Et il est très vieux aussi, il vient de très loin. C’est toute une lignée qui se continue, et qui donne cette lumière, j’aurais envie de dire cette littérature. On ne vient pas tout seul. 

Propos recueillis par
Vincent Morch


Dieu, qu’ils étaient lourds !, de Louis‑Ferdinand Céline

Conception, adaptation et mise en scène : Ludovic Longelin

Avec : Marc‑Henri Lamande et, en alternance, Ludovic Longelin et Régis Bourgade

Voix off : Véronique Rivière

Régie générale : Marc Roques

Photo : © Pierric Maelstaff

Le Lucernaire • 53, rue Notre‑Dame-des‑Champs • 75006 Paris

Réservations : 01 45 48 91 10

www.lucernaire.fr

Métro : Notre-Dame-des‑Champs, Vavin, Saint‑Placide, Edgar‑Quinet

Du 15 septembre au 6 novembre 2010, du mardi au samedi à 19 heures, relâche exceptionnelle le 5 octobre 2010

Durée : 1 h 10

22 € | 15 €

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