« Fastoche », de Pierre Tual, le Mouffetard à Paris

Fastoche © Véronique Lespérat‑Héquet

Pas si fastoche d’être adulte

Par Anne Losq
Les Trois Coups

Deux marionnettes jouent les trouble-fêtes et haranguent Jonathan, le personnage un peu paumé de « Fastoche ». Celui-ci est alors assailli par des pensées existentielles à l’occasion de son trentième anniversaire. Voilà un spectacle plein d’inventivité, qui trouve le juste équilibre entre la présence incarnée du comédien et la portée imaginaire et symbolique des marionnettes.

Les divertissements de marionnettes pour adultes ne sont pas très nombreux dans le paysage artistique parisien. Mais, heureusement pour nous, le Mouffetard a pour vocation de faire découvrir les talents d’artistes-artisans de tous bords et de promouvoir des spectacles qui se distinguent de ceux pour les publics plus jeunes.

Par son inhérente étrangeté et notre propre méconnaissance de cet univers, le théâtre d’objets suscite parfois un léger malaise. Quelques spectatrices adolescentes, présentes ce soir-là dans le cadre d’une sortie de groupe, eurent des réactions un peu vives à la vue des deux marionnettes agrippées au corps du comédien : ricanements, gêne « oh, non, pas ça »… Eh oui, les marionnettes sont dérangeantes parce qu’elles nous ressemblent tout en étant autres.

Et c’est justement sur cette ambiguïté que repose la poésie de ce spectacle. Les deux humains – Pierre Tual, comédien-manipulateur, et Guillaume Hunout, pianiste – se mettent en jeu et au service de Georges et Jimmy, leurs compagnons articulés de plateau. L’un les meut et les fait parler, l’autre ponctue l’action avec des mélodies qui entrent en résonance avec l’univers des scènes. Ils donnent ainsi la possibilité aux objets de dégager une forme d’humanité insolite et émouvante et de la transmettre au public.

À première vue, le thème central de la pièce paraît plutôt anecdotique : un homme a du mal à passer le cap des trente ans et ne sait comment naviguer dans l’âge adulte. S’il avait été traité uniquement sur le mode du seul-en-scène, ce sujet aurait pu virer dans le nombrilisme. Mais les marionnettes perturbatrices apportent l’oxygène nécessaire à la pièce en mettant le souk dans les pensées du protagoniste. Georges, le vieux râleur, malmène Jonathan en lui soufflant des injures. Avec sa robe de chambre pendante et sa bedaine, il illustre la peur que nous ressentons face aux outrages du temps, et renvoie l’image d’un homme qui regarde exclusivement en arrière. Les traits anguleux du visage font ressortir l’ombre, et les yeux sont rentrés vers l’intérieur. À l’inverse, Jimmy, le petit garçon aux grands yeux écarquillés s’extasie devant tout. Mais la jeunesse elle aussi a ses travers : l’enfant ne peut s’occuper tout seul et impose une attention de tous les instants, qui finit par irriter Jonathan.

Une mise en scène précise et soignée

Je n’aurais pu considérer ces marionnettes comme de véritables personnages si elles n’avaient pas été aussi soigneusement conçues. Polina Borisova, responsable de la construction de Georges et Jimmy, a su leur insuffler des identités visuelles uniques et multiformes. Même posés sur les éléments de décor sans être actionnés, ils continuent de dégager leur propre individualité. Les marionnettes sont, de plus, précisément illuminées tout le long de la pièce, permettant ainsi au public de voir l’éventail d’émotions qu’elles expriment. Toute la délicatesse d’un autre personnage plus secondaire – une jeune fille au format miniature – a pareillement été révélée grâce à une mise en lumière adaptée et à une chorégraphie de gestes très bien maîtrisée.

En tant que manipulateur, Pierre Tual parvient à nous faire oublier qu’il est aux commandes. Les objets semblent agir de leur propre gré, indépendamment du marionnettiste. Saluons aussi le jeu de voix de Tual : il change en effet radicalement de registre pour incarner tour à tour les trois personnages principaux de la pièce, y compris lors de quelques passages chantés. La mise en espace s’avère également très judicieuse avec, notamment, l’utilisation d’un rideau en voilage fin qui permet de jouer avec les perspectives.

Si le texte de la pièce regorge de pépites alliant le comique avec l’attendrissant, les scènes muettes sont particulièrement réussies, telle celle où les trois personnages tentent de dormir sur le canapé pour la nuit. Jonathan, coincé au milieu, se trouve inévitablement bousculé par les ronflements du vieux et les interruptions du gamin. Grâce à un travail chorégraphique élégant et à un rapport clair à l’espace, Pierre Tual et Yngvild Aspeli – qui signent ensemble la mise en scène – ont pu extraire toute la poésie visuelle et gestuelle de ce tableau. On y reconnaît des moments inspirés du quotidien, mais on y lit aussi le tiraillement moral du personnage, symboliquement bloqué entre deux étapes de vie.

Malgré les tentatives de repli de Jonathan, le monde extérieur n’a de cesse de s’inviter dans l’appartement par le biais de sonneries de téléphone et de voix désincarnées. L’homme finit donc par sortir de sa tanière et se confronter aux réalités de la vie, laissant ses gentils démons à la porte. Mais la résolution du spectacle s’est faite un peu trop hâtivement à mon goût. J’aurais aimé que les personnages continuent un peu de se parler, quitte à se disputer davantage, afin que Jonathan comprenne pleinement ce que Georges et Jimmy lui apportaient.

Mais ce n’est là que le souhait fugace d’une spectatrice qui aurait volontiers passé un peu plus de temps dans cet univers touchant et poétique. Ce spectacle, à la fois humble et exigeant, contribue très bien à rapprocher le public adulte (ou en voie de l’être) avec une proposition théâtrale originale et de grande qualité. 

Anne Losq


Fastoche, de Pierre Tual

Le Tas de sable – Ches Panses vertes • 24, rue Saint-Leu • 80000 Amiens

03 22 92 19 32

Site : http://letasdesable-cpv.org/creation/pierre-tual/

Courriel : info@letasdesable-cpv.org

Mise en scène : Pierre Tual et Yngvild Aspeli

Écriture et dramaturgie : Laura Sillanpää

Lumières : Dominique Bruguière

Jeu et manipulation : Pierre Tual

Piano : Guillaume Hunout

Construction marionnettes : Polina Borisova

Scénographie : Guillaume Hunout

Construction décor, création lumière et régie générale : Guillaume Hunout

Son : Karine Dumont avec les voix de Sylvie Cellerier et Véronique Lespérat‑Héquet

Complices : Sylvie Baillon et Éric Goulouzelle

Graphisme : Audrey Jamme

Photos : © Véronique Lespérat‑Héquet et Jean Henry

Le Mouffetard • 73, rue Mouffetard • 75005 Paris

Réservations : 01 84 79 44 44

Site du théâtre : www.theatredelamarionnette.com

Métro : ligne 7, arrêt Place-Monge ; ligne 10, arrêt Cardinal-Lemoine

Du 30 septembre au 11 octobre 2015, puis du mardi 20 au jeudi 22 octobre, du mardi au samedi à 20 heures et le dimanche à 17 heures

Durée : 1 heure

18 € | 14 € | 12 €

Autour du spectacle :

Du 30 septembre au 22 octobre 2015 : Polina Borisova, dessins de création, exposition. Accessible aux horaires d’ouverture du théâtre, entrée libre

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