« Fatmeh », d’Ali Chahrour, cloître des Célestins à Avignon

« Fatmeh » © Christophe Raynaud de Lage

Ivresse mystique de l’Ineffable

Par Lise Facchin
Les Trois Coups

Ali Chahrour, jeune chorégraphe libanais qu’Avignon célèbre, présente « Fatmeh », spectacle nourri d’une recherche sur les rituels funéraires chiites. Imparfait mais prodigieusement intéressant.

Le travail d’Ali Chahrour est anthropologique avant d’être chorégraphique. Il interroge, recueille et répertorie des gestes rituels du Liban chiite qui, à force de modernisme, disparaissent doucement. Sur la scène dépouillée du cloître des Célestins, nous contemplons, drôlement ébahis, un inventaire de pratiques gestuelles que Leiris n’aurait pas nié. Artiste pourtant, il met en scène une composition structurée oscillant entre la grâce très pure du mystique et les abîmes de la tristesse, de l’appel, et de la solitude face à l’ineffable de la mort.

Car c’est de deuil qu’il est question, à travers l’invocation mythique de Fatima, fille du Prophète et épouse d’Ali, morte de chagrin six mois après la disparition de son père. Elle est une des incarnations de la femme mystique et du deuil inconsolable. Le mysticisme féminin occupe, c’est certain, une place prépondérante dans les rites funéraires par un langage extrême du corps comme pratique de l’expérience divine, et ce, par‑delà même l’islam. Et c’est peu de dire qu’il éclate dans ce lieu aux pierres silencieuses, déjà empli d’intensité. Yumna Marwan et Rania Rafei vibrent chacune d’une lumière particulière qui, en tirant peut‑être un peu les symboles par les cheveux, m’a évoqué ces deux faces de la même médaille de l’identité arabe, décrites par Ibn Khaldûn : la bédouinité et la sédentarité 1. D’une part la vie au désert sauvage, puissante et virile, et d’autre part l’âge d’or de l’empire arabe éclatant et raffiné. Les deux interprètes jouent à se fondre, à se rejoindre et se distinguer, dans une unité troublante. Leur monde est tissé de sensibilité, servi par des costumes d’une grande beauté, accompagnant et illustrant toujours rythmes et mouvements.

La femme mystique a‑t‑elle un corps ?

Ali Chahrour, par la variété de sa collection de gestes chorégraphiés, montre quel espace démesuré le rituel funéraire offre pour laisser le corps se livrer au sensible… mais il en explore si bien les ressorts qu’il en vient à l’abolir. Car, ici, les corps s’expriment dans le sillon des traditions musulmanes de la danse mystique et les gestes sont psalmodiés jusqu’à l’ivresse, jusqu’à ce que le corps, devenu pur mouvement, transcende sa matérialité. C’est un incroyable tour de force physique auquel se livrent ces deux femmes : flagellation, inclinaison, lamentation, atteignent un tel degré de rapidité et d’intensité dans la répétition qu’on en vient même à craindre pour elles.

Dans cette expérience mystique pourtant, il semble qu’Ali Chahrour ait perdu de vue le corps terrestre de ces femmes, pour n’en conserver que la dimension spirituelle. J’aurais aimé qu’elles aient plus de chair sans abandonner l’esprit ; j’ai cherché l’humain dans ces femmes sublimes, puissantes et toutes d’amour mystique, mais ne l’ai pas trouvé. Il s’était dissous dans le divin. Sans doute est-ce en partie à cause de certains abaissements de rythme – sortes de dépression où l’ardeur ne retombe pas, mais disparaît totalement et de manière un peu maladroite – que ce déséquilibre s’installe. Ces moments sont des brèches où l’humanité des interprètes, alors mal dissimulée, s’entraperçoit ; inexploités, ils restent à l’état de friches où rien ne pousse vraiment et où, il faut bien le dire, le spectateur est un peu las.

Si la grâce et l’intensité chorégraphiques se passent à l’évidence de médiation intellectuelle, le spectacle est pétri de codes et de références dont le niveau de précision est exigeant, voire peut-être un peu radical pour le public non averti. La signification du seul élément scénographique sur lequel sont projetés les titres de chaque mouvement en est un exemple. Savoir que ce cercle tendu de lumière évoque les médaillons des mosquées sur lesquels sont calligraphiés les patronymes des califes 2 change la donne : on y voit alors toute autre chose que cet étrange élément, cyclopéen et un peu trop nu. Les noms mêmes de ces chapitres, qui ne doivent rien au hasard, ou encore le motif cyclique dont on trouve partout des échos jusque dans la structure même de la pièce (elle s’ouvre par l’épilogue et se clôt par le prologue), tout cela est sans doute peu lisible pour quiconque n’est pas un peu au fait des pratiques de l’islam, et particulièrement de ses branches mystiques. Or elles sont le soubassement fertile d’un spectacle riche et puissant et peut-être que, sans tomber dans la pédagogie pour autant, ces significations auraient gagné à être transmises, ou tout du moins soulignées. Sans nul doute le regret très personnel d’une spectatrice qui, sensible à cette tradition, souhaiterait voir son pays plus cultivé sur la question… 

Lise Facchin

  1. Romanisation du terme arabe khalîfa, le calife désigne les successeurs de Mahomet puis le chef suprême des musulmans pour les sunnites.
  2. Voir Ibn Khaldun, Discours sur l’histoire universelle, Al‑Muqaddima, Actes‑Sud, coll. « Thesaurus », Arles, 1997.

Fatmeh, d’Ali Chahrour

Chorégraphie et mise en scène : Ali Chahrour

Assistante à la mise en scène : Haera Slim

Avec : Yumna Marwan, Rania Rafei

Scénographie : Nathalie Harb

Lumière : Guillaume Tesson

Costumes : Bird on a wire

Musique : Sary Moussa

Cloître des Célestins • place des Corps‑Saints • 84000 Avignon

Réservation : 04 90 14 14 14

Site : http://www.festival-avignon.com/fr/spectacles/2016/fatmeh

Du 16 au 18 juillet 2016 à 22 heures

Durée : 55 min

Tarifs : 28 €│ 22 € │ 14 € │ 10 €

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