« Fraternité, conte fantastique », Caroline Giela Nguyen, la FabricA, Avignon

« Fraternité, conte fantastique » © Christophe Raynaud de Lage

Une constellation de cœurs à consoler

Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups

Après « Saïgon », l’autrice metteuse en scène et réalisatrice Caroline Giela Nguyen et sa compagnie entament un cycle de quatre créations autour du thème de la fraternité. Comment la reconnaissance de l’Autre comme un frère s’incarne-t-elle dans le monde actuel ? Ce premier opus, créé à Avignon, tend un miroir effroyable et tendre à l’humanité actuelle.

Caroline Giela Nguyen confirme avec Fraternité, conte fantastique son désir de voir sur les plateaux de théâtre les absents de notre société, du « vrai monde que l’on a ». Sa pièce est donc née de recherches, d’ateliers, de castings dans divers centres : bureau de rétablissement des liens familiaux à la Croix-Rouge, centres sociaux, bureau des disparitions imaginé par une médecin légiste à Rome pour identifier des ossements, récents ou anciens, retrouvés au fond de la Méditerranée. C’est cette humanité-là – des individus blessés, séparés de leurs proches par des drames historiques, géopolitiques ou intimes – qui nourrit sa fiction. Celle-ci se situe dans l’avenir, dans un « centre de soins et de consolation », après une « Grande éclipse » du soleil : en cinq minutes, la moitié des humains a disparu.

Pour tricoter le réel et l’imaginaire, et le maillage est fin, Caroline Giela Nguyen a mêlé les acteurs professionnels et amateurs, les langues, les âges, les origines ethniques et les styles. La galerie de personnages qui travaillent dans le centre incarne un collectif fraternel résolument multiculturel et divers. Mais tous ont en commun l’absence, l’attente, la perte. Sébastien et Habib ont perdu leur femme et délaissent leurs enfants. Le mari violent de Sarah a disparu. Henri Tran, Ceylian, Christina, Rockia, Rachel, Ismène, madame Hieu sont privés de leurs enfants. Comme elle souffre cette communauté désolée, violentée, engluée dans un deuil impossible, à bout de souffle ! En effet, tous ignorent où sont leurs « disparus », s’ils existent encore quelque part, s’ils ont un corps, s’ils peuvent entendre leurs paroles et trouver un moyen de « revenir ». Alors le groupe invente des outils pour se consoler et résister : art thérapie, théâtre, cuisine, groupe de paroles et cabine à messages (ils enregistrent des vidéos d’une minute trente diffusées par satellite à leurs proches). Seule la fraternité au sein du collectif permet de résister.

« Fraternité, conte fantastique » © Christophe Raynaud de Lage
« Fraternité, conte fantastique » © Christophe Raynaud de Lage

D’un côté, on ressent la même douleur et on est ému par le même humanisme que dans un spectacle d’Alexander Zeldin. La dernière pièce du metteur en scène britannique (jouée en juin à l’Odéon), Faith, Hope and Charity se déroule dans un foyer où l’on nourrit les sans-abris, où on les invite à former une chorale. La salle est éclairée et les spectateurs peuvent s’installer sur le plateau au décor naturaliste. Certains peuvent d’ailleurs se sentir pris en otage, horrifiés ou saisis dans leur chair par la présence de ces déshérités abandonnés par l’État, bienveillants et altruistes – ces survivants que l’on croise avec indifférence chaque jour soudain mis en lumière. Dans Fraternité, le parti pris est radicalement autre. Le genre de la dystopie et la proposition de mise en scène opèrent un déplacement bien plus important, bien plus créatif, avec le « réel ».

Une douleur sublimée au plateau

Car on a beau souffrir, dans la première partie du spectacle, de voir ces inconsolables, attendant comme Godot une nouvelle éclipse pouvant peut-être leur ramener leurs disparus, les yeux tournés vers les étoiles dans une salle d’attente, le cœur littéralement ralenti par la tristesse, on est ébloui par une scénographie d’exception et séduit par la poésie qui infuse tout au long de la pièce. Ainsi, Habib égrène-t-il ses scènes de vers arabes sur les étoiles (le prénom de sa femme Leïla signifie d’ailleurs « la femme de la nuit »). En outre, une métaphore puissante souligne constamment l’harmonie entre les humains et le cosmos : la peine de ceux qui attendent freine le mouvement des astres. Lorsqu’ils adressent leur message dans la cabine, les pulsations de leur cœur ralentissent ainsi que les constellations ; le poids des mémoires et la trace des disparus dans les corps alourdissent l’univers. Enfin, la musique nous plonge d’emblée dans un univers de science fiction teintée de mélancolie. On songe aux films ou séries comme Lost, The Leftovers, Black mirror, L’Odyssée de l’espace ou Interstellar.

La plasticité des signes sur scène, surtout, est époustouflante. Le plateau est composé de plusieurs espaces de jeu figurant à la fois les salles du centre qui évoluent tout au long des années et le cosmos. L’imaginaire tourne à plein avec les décors, les objets, les couleurs (rose, mauve, bleu), les lumières, les vidéos, les corps mobiles des acteurs. Le spectateur se trouve ainsi immergé dans une boîte colorée, réelle et imaginaire, très esthétique. Plongé dans un lieu tenant à la fois du foyer, de l’hôpital, de la clinique, de l’école, de l’agence spatiale, du studio d’enregistrement, la douleur qui se déverse et menace d’inonder ce dernier se trouve tempéré. Car s’il faut, affirme le personnage de Rockia « faire sortir l’eau » (les larmes), « sinon on se noie dedans », le risque est aussi de submerger un public lui-même bien meurtri par la pandémie depuis des mois.

« Les larmes qui me remplissent me font vivre » (Leïla)

Heureusement, l’intrigue avance dans la seconde partie du spectacle : des péripéties fantastiques mènent à une forme de résilience. On décide d’effacer ses souvenirs avec les disparus, on crée pour cela une machine. Alors l’univers recommencer à bouger. On décrète que les disparus n’existent plus et on veut fermer le centre. Mais ces derniers se manifestent au bout de 125 ans, après une autre éclipse… Si le spectacle ne peut s’achever sur de simples retrouvailles – ne dévoilons pas la fin – un fil relie désormais les séparés. Il est ténu, précaire, mais il remet en mouvement le monde et permet de se dire adieu.

Fraternité, conte fantastique questionne donc le traumatisme de la séparation brutale (sans communication, sans corps). Celle causée par des guerres, des migrations, des accidents de la vie. La pièce donne à voir des frères humains qui, ensemble, attendent, tentent d’oublier puis, à leur façon, écoutent les voix des disparus en eux. Un cheminement s’accomplit. Peut-on parler de réparation ? Comme le dit Leïla, « les larmes remplissent et font vivre ». Certes, ces émotions coulant à flots tissent des liens entre le passé, le présent et l’avenir. Elles forment un concert déchirant et un baume : « les plus désespérés sont les chants les plus beaux » (Musset). Mais trop de pleurs, en ces temps sombres, nous dilatent un peu le cœur, à nous aussi… .

Lorène de Bonnay


Fraternité, conte fantastique, de Caroline Giela Nguyen et l’équipe artistique

Mise en scène : Caroline Giela Nguyen

Avec : Dan Artus, Saadi Bahri, Boutaïna El Fekkak, Hoonaz Ghojallu, Maïmouna Keita, Nanii, Elios Noël, Alix Petris, Saaphyra, Vasanth Selvam, Anh Tran Nghia, Hiep Tran Nghia, Mahia Zrouki

Durée : 3 h 15

Vidéo de présentation

Vidéo de répétitions

Photo : © Christophe Raynaud de Lage

La FabricA • 11 rue Paul-Achard • 84000 Avignon

Dans le cadre du Festival d’Avignon

Réservations : 04 90 14 14 14

Du 6 au 14 juillet 2021 à 15 heures

De 10 € à 30 €


À découvrir sur Les Trois Coups :

Saïgon de Caroline Giela Nguyen, par Bénedicte Fantin

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