Furies, 28e édition à Châlons-en-Champagne

Furies : une 28e édition politique ? 

Par Léna Martinelli
Les Trois Coups

À Châlons-en-Champagne, le festival « Furies » a proposé une cinquantaine de spectacles à ciel ouvert (ou presque), à découvrir gratuitement. Premier acte politique. Toutefois, c’est dans la programmation que la dimension citoyenne a pris toute son ampleur. Oui, mais avec quels propos ? Quels gestes ? Et surtout, quels sens ?

« Dans le cirque, le corps performant devient étendard politique, d’autant plus qu’il s’expose et s’empare de l’espace public », lit-on dans la présentation. La rencontre professionnelle organisée le 9 juin (Le corps, enjeu politique dans le cirque ?) donne le ton. Acrobates burlesques, manipulateurs en tous genres et artistes plus ou moins engagés l’ont illustré dans cette édition plus furieuse que jamais (voir ici).

Ainsi, plusieurs compagnies portent une parole. Militer, certes, mais pour quoi et surtout comment ? S’interrogeant sur la nature de l’action militante, Dad is dead aborde, le mariage pour tous, l’homophobie, l’identité sexuelle ou encore la « théorie du genre ». De quoi inciter à mieux partager les différences, avec humour !

Dans un mouvement permanent, qui suit les contours imaginaires d’une piste de cirque, un couple débat en vélo, sans jamais lâcher les pédales, avec force acrobaties mettant les certitudes bien à l’épreuve. Car au lieu de tourner en rond, rien de tel que d’agir ! En effet, quand les acrobates posent enfin pied au sol, pour prendre les tangentes (ou pointer leurs contradictions), tenter d’escalader un mur (ou s’ouvrir vraiment aux autres), ils pointent la limite qu’entraîne la volonté de faire le monde à son image, et à elle seule. Cette malicieuse pirouette de Mathieu Ma Fille Foundation est plus efficace que de plaider pour une cause précise.

« Dad is Dead » de Mathieu Ma Fille Foundation © Vincent Muteau
« Dad is Dead » de Mathieu Ma Fille Foundation © Vincent Muteau

La Fabrique Fastidieuse, elle, appuie sa démarche sur une confrontation plus directe avec la rue, en se frottant vraiment à la population. Vendredi est une fête chorégraphiée immersive, aux allures de carnaval, de bal, de battle… Ces artistes aiment les corps en liesse, ils ne ratent aucune occasion de danser. Dans cette aventure physique collective qui acquiert valeur de « détonateur commun », la sauvagerie est contagieuse.

Également arpenteurs de macadam, les membres d’Uz et Coutumes sont, pour leur part, en quête de « l’instant poème dans l’espace public ». Le propos n’en demeure pas moins vif. Dans Hagati Yacu, ils traitent du génocide au Rwanda. Autre réminiscence de tragédies humaines et guerrières, Soif poursuit de vieux démons. La compagnie Vendaval y convoque le théâtre et la danse pour faire corps contre l’impossibilité de parler. Ici, une rescapée de la déportation. Des artistes choisissent aussi des sujets brûlants comme la peur de l’étranger. Fable macabre, la TrAQuE du Projet D agit à la manière d’un révélateur, suite à l’arrivée des loups et d’une chasseuse inconnue dans un village. Gendarmery, de la Compagnie Matière Première joue, quant à lui, avec les codes de la prévention, pour mieux dénoncer l’autoritarisme.

Militantisme et transgressions

Des spectacles donnent la parole à des figures marquantes : dans une suite de récits, de souvenirs, de textes d’humeur ou d’opinion, Magyd Cherfi (chanteur et parolier du groupe Zebda) livre l’histoire de sa vie et, au-delà, d’une génération. Les Arts Oseurs se sont emparés des textes autobiographiques de ce garçon né dans les cités toulousaines, sorti du quartier aux forceps mais toujours hanté par les siens. J’écris comme on se venge montre une autre république.

Parmi les thématiques qui questionnent les rapports sociaux : la récession industrielle (Je m’appelle). Sur un texte d’Enzo Corman, Garniouze raconte « une série d’histoires d’œuvriers portées par un auto-entrepreneur du bitume ». Flux tendu est inspiré de la norme de production si décriée par certains syndicats : « Le zéro panne, zéro papier, zéro stock et zéro défaut ! ». L’Éolienne dévoile les fragilités de cette idéologie de la perfection et creuse les failles du système.

BRÂME ou Tu me vois crier, Papa ? d’AlixM © Vincent Muteau
BRÂME ou Tu me vois crier, Papa ? d’AlixM © Vincent Muteau

Dans BRÂME ou Tu me vois crier, Papa ? AlixM brandit des symboles dans le but de « crever les abcès sociétaux ». Des patrouilleurs déposent des gerbes en vomissant du bleu-blanc-rouge, avant de déféquer sur le drapeau français. Un jeu de massacre où blaireaux fumants et clowns sodomisés sont les proies d’une partie de chasse pour le moins trash. De la sueur, du sang et de la merde, en veux-tu en voilà, non pas pour choquer gratuitement, mais pour réveiller les consciences endormies ! Big Shoot (Une Peau rouge), quant à lui, fait de la mise à mort humaine un show. Face à la pornographie de la violence sur nos écrans, la compagnie interroge notre rôle ambivalent de spectateur-voyeur. Enfin, Looser(s), de la Kie Faire-Ailleurs, nous plonge dans le monde de la troisième zone, la sphère des exclus, celle des laissés-pour-compte.

Art performatif (ou pas)

Des artistes soulèvent des problématiques de façon moins explicite, tout en s’emparant de sujets graves, parfois à bras-le-corps. Dans la Cosa de Claudio Stellato, individus, stères de bois et haches sont réunis pour une expérimentation humaine. Cette déconstruction des formes explore bien la violence et la douceur des rapports sociaux : compétition, coopération, confiance, complicité. Réjouissant !

« La Cosa » de Claudio Stellato © Geert Roels
« La Cosa » de Claudio Stellato © Geert Roels

Autre moment où l’énergie bascule, cette fois-ci en solo et à la recherche du sommeil, la Nuit a son existence (compagnie LU²) est un entre-sort de danse-théâtre pour un(e) spectateur(trice) en voiture. C’est dans l’écart que s’inscrit cette confidence au creux de l’oreille. Ce salutaire temps d’arrêt questionne notre capacité au « lâcher prise » dans un contexte d’accélération sociale.

Lucile Rimbert donne un autre visage à la ville nocturne. Cette artiste, qui est aussi la brillante présidente de la Fédération nationale des arts de la rue, défend une démarche portée par les questions du « vivre ensemble ». Comme elle l’a rappelé, lors de son intervention remarquée, durant la rencontre professionnelle, le 9 juin, le lieu revêt son importance pour déterminer (ou pas) la nature politique de la manifestation. Ainsi, se produire dans un espace à 360 degrés (comme le chapiteau de cirque), est par essence démocratique. Bien loin, le dispositif du théâtre à l’italienne, par exemple, déterminé par l’œil du prince, qui instaure un certain type de relation aux spectateurs, fondé sur la hiérarchie sociale. Les formats inhabituels, le hors les murs ou le hors pistes, comme à Châlons-en-Champagne, contribuent pleinement à ouvrir la cité à la création, à la liberté d’expression et au partage.

Le cirque peut donc être mis au service d’un propos ou d’un scénario, voire d’une émotion, notamment la colère pour beaucoup de jeunes artistes sortants du Centre national des arts du cirque qui ont improvisé dans Soyez spectateurs d’un temps de travail « Clown ».

Art performatif par excellence, il s’avère déjà politique, par son engagement, à savoir la résistance à des dispositifs de pouvoir qui contrôlent et oppressent. En réaction au culte du beau et de l’effort, considéré par certains comme une « vision fascisante », le corps circassien peut aussi se jouer des lois physiques du monde : s’il rebondit avec dextérité, trouve savamment l’équilibre et s’élève au plus haut, il peut également mettre en jeu la chute. Non sans virtuosité, d’ailleurs ! C’est alors à contrepied que le spectacle revêt une dimension politique.

Ne rien lâcher

Exit, du Cirque Inextremiste, compagnie associée à Furies depuis 2015, illustre parfaitement le dépassement de soi, mais pas dans le sens classique du terme. Avec un humour cinglant, il repousse toujours plus loin les limites de l’extrême. Après des planches et des bouteilles de gaz, puis une grue, il choisit la montgolfière comme agrès. Histoire de nous faire lever les yeux au ciel ! Quand il ne met pas en scène des corps handicapés, il évoque la folie, avec des personnages en camisole, échappés de l’hôpital psychiatrique, qui redonnent des couleurs au ciel. Sublimes métamorphoses !

« Exit » du Cirque Inextremiste © Vincent Muteau
« Exit » du Cirque Inextremiste © Vincent Muteau

Préférant être « maître du monde » plutôt que champion de saltos, Yann Ecauvre se faufile dans les failles du système, se positionnant comme un anarchiste, sinon un révolutionnaire. Car l’entrée en matière est pour le moins déstabilisante : «  En tant que spectateur, passant curieux ou programmateur averti, je déclare être conscient que ma présence sur le lieu du spectacle entraîne des risques pour ma propre personne et tout autre être vivant présent autour de moi. Je déclare accepter ces risques en pleine connaissance de cause et ainsi renoncer à tout recours contre le Cirque Inextremiste et ce, nonobstant l’état du lieu de spectacle, des installations diverses, et des moyens de sécurité mis en place (ou pas). La lecture de ce présent texte entraîne automatiquement son approbation. »

Une décharge signée par chaque spectateur : c’est justement ce à quoi ont pensé les professionnels des arts de la rue, au sein de groupes de travail sur la maîtrise des risques, avec les services de l’État, les maires et les spectateurs. Décidément, le Cirque Inextremiste sait flirter avec la folie, celle du monde bien sûr. Avec sa démesure et ses rêves grandeur nature, il nous emporte loin.

Se libérer des contraintes, mais aussi de tout programme, voilà de quoi plaire à Chloé Moglia ! De prouesse technique, elle en fait preuve, en défiant les lois de la gravité comme nulle autre, à six mètres du sol, Place de la République. Vertigineux. Dans Horizon, ses variations infinies sur le vide et ses suspensions laissent également les spectateurs bouche bée.

« Horizon » de Chloé Moglia © Vincent Muteau
« Horizon » de Chloé Moglia © Vincent Muteau

L’effet politique de ses propositions a beau être sous-jacent, il n’en est pas moins réel. En choisissant de montrer son degré de vigilance, plutôt que d’exploiter la part du risque, elle incite à rester ouvert, plus que jamais. Ne pas s’enfermer par peur, ne jamais se replier sur soi. Tandis que le Cirque Inextremiste ne lâche rien, surtout pas les filins qui retiennent la montgolfière (et les voltigeurs avec), Chloé Moglia travaille sublimement le lâcher prise. De près comme de loin, l’effet politique prime ici sur l’intention.

Polysémies

Petites formes ouvragées ou spectaculaires, prises de parole construites ou sauvages, performances bruyantes ou silencieuses, les arts du cirque peuvent dire beaucoup du monde et de ses enjeux politiques, même si le sens échappe parfois aux artistes. Encore faut-il savoir ce que l’on met derrière le mot ! En effet, le politique ne concerne pas seulement les luttes, mais ce qui a trait au gouvernement des hommes (donc le pouvoir), ce qui relève de la cité (donc le bien commun, l’intérêt général). Cependant, le langage des corps vaut souvent plus que tous les discours. Et là encore, pas uniquement comme outil de revendication.

Enfin, la prise en compte du contexte est fondamental : un propos décalé dans une société de plus en plus policée choque autant qu’un corps nu dans l’espace public. C’est pourquoi, le clown (même habillé !) est éminemment politique. Joueur amoral, il pointe, sinon révèle, l’absurdité du monde.

Qu’ils usent de l’impertinence, de l’humour ou de la poésie pour transgresser les lignes, les circassiens inventent un propos, inaugurent des gestes, explorent de nouveaux sens. Ce sont autant de paroles vivantes et d’actes sensibles, forts et fragiles, engagés mais libres, qui méritent intérêt. 

Léna Martinelli


Furies, 28e édition

Du 5 au 10 juin 2017

Pôle national Cirque en préfiguration • Cité Tirlet • 51000 Châlons-en-Champagne

Programmation ici

Renseignements : 03 26 65 90 06

Tous les spectacles sont gratuits, sauf Brâme ou Tu me vois crier, Papa ? (5 €) et Souffle & Flux Tendu (de 5 € à14 €)

Teaser vidéo du festival

Photos : © Johann Walter Bantz © Vincent Muteau © Geert Roels

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