« Fuyez-vous les uns les autres »
Par Ingrid Gasparini
Les Trois Coups
Ce soir là, des bastions de C.R.S. en tenue de maintien de l’ordre encerclaient le Théâtre du Rond-Point pour la première représentation à Paris du sulfureux « Gólgota Picnic ». Cet impressionnant dispositif de sécurité avec fouille au corps, détecteurs d’armes, contrôles multiples, répondait au rassemblement de catholiques ultras venus protester contre le contenu « blasphématoire » de la dernière création de Rodrigo García. Au programme : une multiplication des hamburgers, un ange achetant des ailes sur eBay, des chutes libres, de la bidoche, des canons à peinture, un piano à queue. De l’imaginaire biblique dilué dans de l’ultraconsumérisme. Pas non plus de quoi s’offenser, mais visiblement assez pour faire une tempête dans un bénitier.
Le sas du théâtre avait un peu des airs d’antichambre du purgatoire. On y voyait deux files indiennes : les femmes d’un côté, les hommes de l’autre. Les sacs béants pour un dernier contrôle avant le portique de sécurité et les bras à l’horizontale pour une palpation en bonne et due forme. Quand enfin et par miracle on parvenait à fouler le seuil de ce sanctuaire bien gardé, on pouvait voir des essaims de représentants de la culture marqués à la culotte par des caméras de télévision. Au loin, le sourire frondeur et les petites lunettes rondes de Jean‑Michel Ribes, le directeur des lieux, slalomant entre d’immenses affiches bardées de lettres rouges et noires faisant claquer ses mots à lui comme un slogan : « On ne vous empêche pas de croire, vous ne nous empêcherez pas de penser ».
La messe est dite. Gólgota Picnic ne doit pas être un énième prétexte pour que des toqués de Dieu puissent faire parler d’eux, Gólgota Picnic n’est pas l’œuvre scandaleuse et ordurière annoncée par ces activistes opportunistes passés maîtres dans l’art de faire feu de toute œuvre, Gólgota Picnic est et doit rester une œuvre de théâtre. À ce titre, elle peut être critiquée, détestée, encensée, analysée, contestée, débattue ou adorée. Mais avant de se prononcer, la moindre des politesses serait quand même d’avoir vu ce dont on parle. Tout ce barouf médiatique finirait presque par faire taire la pièce, quand il ne la fait pas mentir. Les rassemblements et les prières de rue pilotés par des mouvances intégristes telles que l’institut Civitas ou la Fraternité sacerdotale Saint‑Pie‑X occupent de fait tout l’espace. Les mauvaises langues pourraient se demander s’ils poussent le cantique en l’honneur du Christ ou pour se donner une visibilité et un poids politique.
Les enfants du Christ et de Coca‑Cola
On finit par pénétrer dans le saint des saints. Des armoires à glace armées de talkies encadrent les entrées de la salle Renaud-Barrault. La scène, immense, est entièrement recouverte de hamburgers, multiplication des pains oblige. Une caméra se balade sur le plateau et restitue en direct et sur écran géant les gros plans des performeurs-acteurs servant leur monologue d’une voix blanche. Dans sa combinaison Lycra deuxième peau, imitation Christ sur sa croix, Núria Lloansi commence à parler en espagnol surtitré : « En vérité je vous le dis, qui n’a pas le sens de l’humour n’entend rien à la vie ». Entre deux installations, des voix intérieures se font entendre. Elles parlent de solitude, de mort interne, d’iconographie chrétienne, d’oralité, de consumérisme et posent la question de la représentation du sacré à l’ère du fast-food et de l’hyperconnectivité. Elles donnent la parole aux enfants du Christ et de Coca‑Cola.
Les mises en images d’habitude si dominantes chez Rodrigo García, semblent ici s’incliner sous la force des mots. On ne prête qu’un œil distrait aux exploits impudiques qui réinterprètent les épisodes bibliques dans une version rebutante et cradingue : une tour de Babel de fortune, filmée de près et rongée par des vers de terre bien vivants ; la déglutition cyclique et plein écran d’une bouche récalcitrante à la communion McDo ; la purification des corps nus infligée de plein fouet par des jets de peinture crachés par des silhouettes armées de pulvérisateurs à dos. Un ange filmé en chute libre dans le ciel. L’imagerie est plutôt faible et attendue, et on aurait presque envie de fermer les yeux pour entendre le substrat textuel. Les mots comme des couteaux se taillent un chemin dans les déserts de nos sociétés modernes, les musiques secrètes des personnages broient le sacré dans l’ennui du quotidien, mêlant l’absolu au superficiel, l’amour à l’effroi, la fascination à la nausée.
On rêve d’une porte de sortie. Un endroit protégé de ce chaos maladroitement orchestré par le démiurge García. Puis le silence se fait. Plus rien ne pollue l’espace scénique. On est comme happé par le piano à queue de Marino Formenti. De dos, nu, recroquevillé sur son clavier, ce grand interprète italien joue les Sept Dernières Paroles du Christ sur la croix de Joseph Haydn. Une partition lente et extrêmement exigeante qui nous emmène en territoire inconnu. On repense au monologue de Núria Lloansi qui débutait en fanfare pour finir sur une impasse : « Je ne vous dis pas : sautez par la fenêtre. Je vous dis : sautez à l’intérieur de vous-mêmes, jouissez de la chute, ne laissez personne vous déranger. ». Et pour le bien de l’humanité, elle aurait presque pu ajouter : « Et ne laissez jamais personne penser à votre place ». ¶
Ingrid Gasparini
Gólgota Picnic, de Rodrigo García
Éd. Les Solitaires intempestifs, coll. « Bleue », paru le 4 novembre 2011, 80 pages
Texte original en espagnol traduit par Christilla Vasserot
Ouvrage traduit et publié avec le concours du Centre national du livre
Cie Carnicería Teatro
Mise en scène : Rodrigo García
Piano : Marino Formenti
Musique : Joseph Haydn
Avec : Gonzalo Cunill, Núria Lloansi, Juan Loriente, Juan Navarro, Jean‑Benoît Ugeux, Marino Formenti
Assistant à la mise en scène : John Romão
Régie technique : Roberto Cafaggini
Création lumières : Carlos Marquerie
Son : Marc Romagosa
Création vidéo : Ramón Diago
Bande-son vidéos : Daniel Romero
Création costumes : Belén Montoliú
Photo : © Davir Ruano
Théâtre du Rond-Point • 2 bis, avenue Franklin‑D.‑Roosevelt • 75008 Paris
Réservations : 01 44 95 98 21
Du 8 au 17 décembre 2011 à 20 h 30, dimanche à 15 heures, relâche lundi 12 décembre 2011
Durée : 2 h 10
De 10 € à 34 €