« Jules César », de William Shakespeare, Théâtre 14 – Jean‑Marie‑Serreau à Paris

Jules César © Adrien Lachapelle

Gonflé, mais à voir

Par Olivier Pansieri
Les Trois Coups

Au Théâtre 14, scène à la fois municipale et universelle, deux troupes, Acte 6 et Les Unités 55975, unissent leurs forces pour monter un étonnant « Jules César », de Shakespeare. Frédéric Jessua, qui en assure la mise en scène, a presque retrouvé le secret de fabrication de ce drôle de drame. Son plat n’aurait besoin que d’un peu plus de vrai amour pour être un vrai régal. Très bon tout de même !

Première partie : les ides de mars. Nommé « dictateur à vie », César se révèle, selon les uns, aussi grand chef d’État qu’il fut grand général ; selon les autres, « serpent encore dans l’œuf ». Cassius, lui, est aussi épris de son ami Brutus – il ferait volontiers de lui le nouveau César – qu’il l’est assez mollement de la République. Pour Brutus, c’est l’inverse. Pour l’un, César doit périr. Pour l’autre, rien ne presse. Le complot a besoin de la caution de Brutus, qui incarne la République. Cassius déploie tout son talent, Brutus cède, César mourra.

Deuxième partie : les conséquences. En feignant de souscrire au meurtre, Marc-Antoine le fait condamner par l’opinion publique (la célèbre tirade des « honourable men »). La guerre civile éclate. Les conjurés s’entredéchirent. Marc-Antoine et Octave prennent la tête des légitimistes, Cassius et Brutus celle des « conjurés ». Leurs armées se rencontrent à Philippes, où les idéalismes finissent dans le lit, que Shakespeare leur a amoureusement préparé, du sang et de la poussière.

On démarre on ne peut mieux par un prologue jouissif qui, instantanément, transforme la salle en forum. Deuxième bonne surprise : pour une fois, on échappe aux sempiternels costumes-cravates des pièces historiques prétendument actualisées. Louable souci esthétique, qui s’arrête un peu en route. En d’autres termes : costumes disons décontractés « à l’antique ». Plus intéressant : ces taches qui maculent les tuniques, mais aussi les membres, quelquefois les têtes des protagonistes. Elles donnent un côté « crade », mais aussi rituel (les cendres) à ces hommes, de sorte qu’on les dirait surpris en pleine cérémonie. Ce qui est le cas.

« Crains les ides de mars ! »

Plateau nu, remarquablement éclairé par Florent Barnaud à la manière de Fellini dans son Satyricon. Des images d’une grande force naîtront sous les savants pinceaux de ses lumières. Thibault Sommain et Grégory Montel, tous deux déjà parfaits en tribuns mauvaises langues, vont être encore meilleurs dans Cassius et Casca. Entrée de Serge Avedikian, qui a une présence folle et impose sans peine son César néronien, voire caligulesque. Marrant, mais un peu « casse-gueule ». Et davantage pour la pièce que pour l’acteur, qui fait ce qu’il veut. Hovnatan Avedikian (son fils dans la vie) passe en traînant les sandales, très grand dadais un peu sournois. Assis en tailleur, un derviche avertit César : « Crains les ides de mars ! ».

Première scène entre Cassius et Brutus, auquel Antoine Cholet peine à donner vie. Il a en outre un petit problème de diction (peut-être dû au trac de la première), qui rend son texte parfois incompréhensible. Surtout, son débat de conscience est très intérieur, car on ne le voit pas. Pour sa défense, il faut dire qu’il est censé aimer César et que, dans cette mise en scène, César n’est guère aimable. Voir plus haut. Marc-Antoine y arrive un peu mieux, mais sa vraie nature d’ambitieux le dispense très vite d’en faire davantage. Pas Brutus, dont l’indécision, puis les remords, annoncent ceux de Hamlet.

En attendant, Antoine Cholet rame dans le vide, sa barque s’étant échouée sur l’écueil du traitement sarcastique général. D’autant plus qu’à côté de cet acteur entravé, on a un Thibault Sommain déchaîné et, disons-le, génial. Son Cassius est poignant, d’une sincérité absolue dans la jalousie comme dans l’exhortation, dans l’impuissance rageuse comme dans le désespoir. Ça, c’est un ami ! Au sens toujours ambigu que Shakespeare donne à ce terme.

Cette « nuit d’effroi » est d’un grand artiste

Soudain les scènes nocturnes, toutes plus folles, mais en fait logiques, les unes que les autres. Cette « nuit d’effroi » est d’un grand artiste. Ici, le metteur en scène marche dans les pas visionnaires du poète. Du cauchemar de Casca (Grégory Montel, incroyable) aux affres des conjurés, en passant par la valse-hésitation d’un César s’autoparodiant, à la supplique-ultimatum de Portia (et quelle Portia : Isabelle Siou !) se traînant aux pieds de son mari, tout cela nous transporte. La pièce décolle, comme on dit.

Ensuite, si l’on n’a pas la « guerre civile » intérieure de Brutus, on a du moins la vraie. Quelle trouvaille que ces flammes, que des exaltés tirent du cadavre de César – une poupée rembourrée de chiffons rouges – pour aller incendier les demeures de ses meurtriers ! Hovnatan Avedikian y fait merveille d’abord dans l’élégie à César, ensuite comme chef des partisans du nouveau César : lui-même, Marc‑Antoine !

Suivent les deux scènes attendues des « désillusions ». Marc-Antoine se révèle plus démagogue que démocrate, Brutus a de sérieux doutes sur la pureté des intentions de son lieutenant Cassius. Un des rares exemples que je connaisse de quiproquo tragi-comique : Thibault Sommain (encore lui) fait une véritable déclaration d’amour à son Brutus, lui obnubilé par sa République ! Excellents moments.

Là-dessus, on retombe un peu dans la bataille de Philippes. Toutefois, celle de la pièce est gagnée. Le torrent d’images et de moments percutants, que déverse Frédéric Jessua sur scène, vaut tous les robinets d’eau tiède des lectures ordinaires de cette œuvre difficile. Il confirme le talent de la Cie Acte 6, qui ne fait décidément rien comme les autres. Puisqu’elle le fait mieux. 

Olivier Pansieri


Jules César, de William Shakespeare

Les Unités 55975 et Acte 6

contact@55975.biz

contact@acte6.org

Mise en scène : Frédéric Jessua

Texte français : Jérôme Hankins

Avec : Justine Bachelet, Dominique Massat, Isabelle Siou, Hovnatan Avedikian, Serge Avedikian, Lorenzo Baitelli, Antoine Cholet, Jonathan Frajenberg, Frédéric Jessua, Grégory Montel, Arnaud Pfeiffer, Thibault Sommain

Lumières : Florent Barnaud

Création sonore : Arnaud Jollet

Costumes : Victoria Vignaux, assistée de Céline Guéroult

Collaboration à la scénographie : Maline Cresson

Trône : Nicolas Cesbron

Accessoires : Iveta Holanova

Habilleuse : Christelle Yvon

Régie : Hugo Richard et Fouad Souaker

Assistanat : Delphine Pradeilles

Photo : © Adrien Lachapelle

Théâtre 14 – Jean‑Marie‑Serreau • 20, avenue Marc-Sangnier • 75014 Paris

Réservations : 01 45 45 49 77

Du 27 mai au 12 juillet 2008 : mardi, mercredi, vendredi à 20 h 30 ; jeudi à 19 heures ; samedi à 16 heures et 20 h 30 ; relâche dimanche et lundi

Durée : 2 heures, sans entracte

23 € | 16 € | 11 €

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