« La Compagnie des spectres », de et avec Zabou Breitman, Théâtre de la Gaîté-Montparnasse à Paris

Zabou Breitman, la prodigieuse

Par Ingrid Gasparini
Les Trois Coups

« La Compagnie des spectres » évoque un drame familial sous Vichy et le destin de trois femmes qui déraille. En solo, Zabou Breitman ressuscite avec force et naturel ces démons du passé et nous invite dans un tango à la fois cruel et gai. Cette performance magistrale fait claquer la langue subtile et imagée de Lydie Salvayre entre drôleries et vrai calvaire.

« la Compagnie des spectres » © Palazon
« la Compagnie des spectres » © Palazon

Le rideau s’ouvre sur un sacré capharnaüm. Une petite pièce encombrée d’objets kitsch et bon marché : ici un éventail « Recuerdos de Granada », là un vaisselier en bois plus que vieillot, pas loin un thermomètre ornementé d’une tête de biche sculptée. Un petit poste de télévision diffuse « Questions pour un champion ». Face à lui, le masque d’une vieille dame desséchée, presque momifiée, on se croirait face à face avec la mère de Norman Bates dans Psychose. En fait, c’est Rose, une « vieille tapée » au caractère trempé qui cite Épictète et Sophocle quand elle ne ressasse pas ses traumas de l’année 1943. Elle partage ses angoisses et son petit F2 de Créteil avec sa fille de quarante ans, Louisiane, une femme craintive des hommes et elle‑même vampirisée par les spectres de sa mère.

Le récit s’ouvre donc sur un inventaire. Celui que dresse un huissier des biens des deux femmes avant l’expulsion. Ce grotesque état des lieux réveille les peurs et la révolte de Rose, cette douce dingue qui habite synchroniquement le passé et le présent. Commencent alors d’incessants allers-retours entre cette année de 1943 et aujourd’hui. Les humiliations, les lettres de délation, la terreur imposée par les jumeaux Jadre, deux miliciens analphabètes tenant enfin leur revanche sociale sous ce régime de Vichy qui permettait l’ascension éclair des médiocres. Heureusement, la colère et le verbe truculent, obsessionnel et gueulard de la mère réanime ce passé et dynamite toute velléité de tirer vers le pathos à grands coups de « maréchal Putain » ou de « C’est Darnand qui t’envoie ?! ».

On retrouve là la virtuosité de la plume de Lydie Salvayre dans la très bonne adaptation qu’en a fait Zabou Breitman. Les sujets les plus lourds sont abordés avec légèreté. On évite les pénibles monologues mémoriels et les séquences tire-larmes. L’abomination se niche davantage dans les détails. La précision du texte tape là où ça fait mal, mais toujours avec beaucoup de grâce, d’humour et de folie. Évidemment, le texte à lui seul ne fait pas tout, et il fallait une interprète de haute volée pour porter les voix des différents personnages et assumer les incessantes variations de tonalité entre grotesque, poésie et émotion.

Zabou Breitman accomplit ce petit prodige

Zabou Breitman accomplit ce petit prodige. Elle endosse avec une aisance incroyable les différents rôles, troquant en une microseconde son costume d’aïeule gouailleuse et toquée pour celui de la fille affable un rien coincée. Elle nous régale aussi avec une galerie improbable de seconds rôles : huissier sinistre, milicien burné, « maréchal Putain » en personne, courtisans collabos, délateurs à la petite semaine, curé et cafetier complaisants. Tout y passe : elle habite véritablement ces corps, se transforme vocalement sans toutefois forcer vers la performance et l’exagération, écueil courant sur du « multipersonnage ». Ne quittant jamais sa petite robe sage cintrée à motifs, elle nous bluffe par son débit et sa rapidité à basculer du passé au présent, de la narration au style direct, du cocasse à la sobriété. Du grand art, de quoi émouvoir sans plomber, faire sourire et trembler.

Ajoutez à cela des décors impeccables et chargés, une mise en scène dynamique et risquée avec ces soupapes humoristiques et ces pétages de plomb salutaires, et vous serez servis. On est totalement fasciné par l’absurde séquence du tango porno avec la marionnette obscène du maréchal Pétain. Ça pourrait être embarrassant ou de mauvais goût. Mais cette femme est géniale, elle assume tout. On se le tient pour dit, rien n’est assez fou pour Zabou ! 

Ingrid Gasparini


La Compagnie des spectres, de et avec Zabou Breitman

D’après le roman de Lydie Salvayre

Publié par les éditions du Seuil et la collection « Points »

Adaptation et mise en scène : Zabou Breitman

Assistée de : Marjolaine Aizpiri

Décor : Jean-Marc Stehlé

Assisté de : Arielle Chanty

Création lumière : André Diot

Son : Laury Chanty

Photo : © Palazon

Théâtre de la Gaîté-Montparnasse • 26, rue de la Gaîté • 75014 Paris

Réservations : 01 43 22 16 18

www.gaite.com

À partir du 12 octobre 2012, du mardi au samedi à 19 heures, matinée le dimanche à 16 heures

Durée : 1 h 30

De 18 € à 36 €

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