« la Función por hacer », de Miguel del Arco, les Bains‐Douches à Montbéliard

« la Función por hacer » © Emilio Gómez

De l’art total !

Par Maud Sérusclat-Natale
Les Trois Coups

À Montbéliard, on n’a plus peur des pièces en langue étrangère depuis un moment déjà. Mais cette fois, c’était du lourd. Du très lourd. Une première en France pour « la Función por hacer », pièce qui a révélé le metteur en scène espagnol Miguel del Arco et sa troupe à Madrid en 2009. Partis de rien ou presque, mais tous dotés d’un talent fou, ils raflent avec ce chef-d’œuvre sept prix « Max » d’un coup, l’équivalent de nos molières. Ce succès espagnol est-il exagéré ? Au contraire. Ce travail transpire l’énergie brute et confine au génie. Précipitez-vous.

Toute l’histoire de la Función por hacer, qu’on pourrait traduire par « la pièce qui est sur le point de se jouer », a commencé dans un garage. Des comédiens qui aiment travailler ensemble s’unissent avec le metteur en scène espagnol Miguel del Arco autour de la célèbre pièce de Pirandello Six personnages en quête d’auteur. En pleine crise économique, ils font avec les moyens du bord : leurs fringues, leurs accessoires, leurs idées, leur talent, leur réécriture du texte, leur vision du théâtre, ou de ce qu’il devrait être. Advienne que pourra. Du microthéâtre postrécession économique et politique d’austérité, en somme. Ça aurait pu tourner au désastre, sentir l’amateurisme à plein nez ou le spectacle de fin d’année d’une école d’avant-garde dont on aura tout oublié au lendemain de la première représentation. Mais de cette fragile communion est né un magnifique moment de théâtre pur, un concentré d’art total, cette « substantifique moelle » exaltante que je viens voir à chaque spectacle et que je ne trouve que trop peu. Puis, le bouche-à‑oreille a œuvré, et peu à peu, on leur ouvre l’accès à un hall de théâtre, à minuit, alors que les spectateurs ordinaires sortent des salles. On les remarque, on les aime, on les programme. Le succès est énorme, et pour cause.

Une excellente réécriture

S’attaquer à Six personnages en quête d’auteur n’est pas simple. Le sujet de Pirandello est complexe et parfois assez théorique. Pourtant, tout le théâtre, et même toute la littérature, pour ne pas dire la vie, est dans cette pièce. Pour le souligner sans pour autant déflorer ses qualités, il fallait la réécrire et le faire bien : procéder à des coupes et réinventer un rythme à l’ensemble, tout en gardant le fond du propos, passionnant. La tâche n’est pas aisée, mais Aitor Tejada et Miguel del Arco ont été plus qu’à la hauteur. En un mot, nous avons affaire à deux chroniques en une. D’abord, sur le plateau deux comédiens jouent une pièce. La leur. Nous sommes venus les voir. Ils sont beaux, bons, drôles. Une histoire d’artiste, un tableau, un couple d’amoureux. Ils sont subitement interrompus par quatre personnes, qui se présentent comme des personnages abandonnés par leur auteur et qui ont urgemment besoin qu’on les interprète, qu’on leur prête corps ou qu’on leur permette d’entrer sur scène, pour finir, enfin, leur histoire. Ils portent sur leurs visages les traits du drame, il leur est arrivé quelque chose… Évidemment, les deux acteurs ne vont pas se laisser faire si facilement. Le rythme est endiablé, les rebondissements nombreux, les registres extrêmes. On passe du grotesque au sublime en un clin d’œil, on rit, on palpite et surtout on pense sans cesse. La pièce semble murmurer à l’oreille de chacun, interroge les cœurs, les secrets. Sommes-nous nous-mêmes un seul être à la fois ? Sommes-nous celui qu’on a été il y a dix ans ? Peut-on vivre dans sa peau toute une vie ? Quelle différence entre réalité et fiction ? Au théâtre et dans la vie, qui sont les personnages, qui sont les acteurs ? Ils vous mèneront au cœur de vous-mêmes et aux portes du tragique, de l’art, avec une redoutable efficacité.

Une mise en scène et des acteurs explosifs

Autre grande réussite de ce travail : l’immense talent, l’immense force brute, des comédiens. Ils sont six, et chacun y va de son génie et de son charisme, dans son genre. Cristóbal Suárez interprète un acteur légèrement zélé, un peu caricatural, drôle et sensible à souhait. Miriam Montilla qui lui donne la réplique est également excellente. Israel Elejalde, le frère aîné des personnages en quête d’auteur, se charge quant à lui de faire réfléchir les autres et de revenir sur la fable. Ses épaules sont lourdes du poids de l’histoire de sa famille, au centre d’un drame aussi tragique qu’absurde. Dans cet aller-retour constant entre réalité et fiction, chacune de ses répliques crée un écho troublant en nous, avec une authenticité souvent bouleversante. Tous irradient sur le plateau. Se dégage de l’ensemble une beauté sauvage et vraie. Chapeau.

Enfin, la mise en scène est révolutionnaire. Il ne s’agit pas de déployer des dizaines d’artifices et d’effets spéciaux. Ils sont eux, sans costume sans décor, sans filet. Des vrais kamikazes, dirigés par un maître. Pas même le fameux « quatrième mur » qui sépare le plateau du public ne saurait faire rempart entre leur art et notre désir d’être habité par leur talent. Miguel del Arco a tout prévu. Pas de scène, d’orchestre ou de balcon. Pas de mise à distance. L’espace de jeu est au cœur du public puisqu’il s’agit d’un dispositif quadrifrontal posé au milieu de la salle. On se sent chez nous, et ça parle de nous. C’est tellement maîtrisé que ça confine à l’ivresse et conquiert très vite toute l’assistance. De la sorcellerie ? Non, de l’art. Total. Bravo ! 

Maud Sérusclat‑Natale


la Función por hacer, de Miguel del Arco

D’après Six personnages en quête d’auteur de Luigi Pirandello

Réécriture et adaptation : Miguel del Arco et Aitor Tejada

Mise en scène : Miguel del Arco

Avec : Israel Elejalde, Teresa Hurtado, Miriam Montilla, Manuela Paso, Daniel Pérez Prada et Cristóbal Suárez

Design sonore : Sandra de Vicente

Design lumières : Juanjo Llorens

Ingénieur lumière : Ignacio Vargas

Accessoires : J.L. Gallardo

Photos : © Emilio Gómez

Production : Aitor Tejada pour Kamikaze

Les Bains-Douches, MA scène nationale • 4, rue Charles-Contejean • 25200 Montbéliard

Réservations : 0805 710 700

billeterie@mascenenationale.com

Les 26 et 27 avril 2016 à 20 heures

Durée : 1 h 25

16 € | 12,8 € | 12 € | 8 € | 5 €

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