« le Chien, la Nuit et le Couteau », de Marius von Mayenburg, Théâtre du Rond‑Point à Paris

« le Chien, la Nuit et le Couteau © Pierre Grobois

Le spectacle qui tue

Par Olivier Pansieri
Les Trois Coups

Théâtre du Rond-Point, une heure après « le Moche ». Deuxième volet du dyptique, « le Chien, la Nuit et le Couteau », toujours de Marius von Mayenburg, toujours mis en scène par Jacques Osinski. Il confirme ce que l’on pressentait : un délectable auteur a rencontré une bien belle équipe, dont un Denis Lavant tranquillement fabuleux.

Dès la première image, on y est. Dans cette nuit moite de fin du monde, où, parfois, s’aventure l’enfant qui sommeille en nous, M, c’est le nom du personnage, est déjà là. L’homme au chien aussi, mais tapi dans l’ombre. Quant aux sœurs jumelles, elles observent la scène de derrière leur rideau. M va tuer, pour ne pas être tué, cette fois-là, puis d’autres encore. Souvent, sans relâche, éternellement. Le pire, c’est qu’il le fait avec notre assentiment. À sa place, nous ferions comme lui. D’ailleurs, nous sommes à sa place. Des animaux domestiques redevenus sauvages, le temps d’un cauchemar.

Impossible de ne pas songer à l’entêtant Buffet froid (1979) de Bertrand Blier, qui commence d’ailleurs de la même façon. Michel Serrault, par terre, un couteau planté dans le ventre, s’étonnant de mourir. Décor, glauque à souhait, conçu par Lionel Acat, savamment éclairé par Catherine Verheyde, les mêmes que dans le Moche, mais qui là, s’en donnent à cœur joie. Réalisant peu à peu qu’il est passé de l’autre côté du miroir, M se raccroche à ses dernières sensations d’être humain d’avant le cataclysme, rabâchant comme un refrain : « J’ai mangé des moules ». « En août ? » lui demande chaque fois, sceptique, un familier de cette étrange planète qui, elle, rappelle Soleil vert *.

C’est d’un tout autre plat que les habitants rêvent, en effet, dans la Papegaai Straat (rue du Perroquet, en flamand) ! Coup de chapeau à Dayan Korolic, auteur du rock déglingué et de l’environnement sonore, dans lequel baigne cette histoire de zombies sur fond de cannibalisme, une bande-son digne d’un film de Lynch. Serions-nous en train de voir, en ce haut lieu de l’avant-garde chic, une pièce de série B ? Affirmatif ! Et même, l’auteur, la mise en scène et les interprètes s’amusent comme des petits fous avec les codes du genre. Telles ces lettres lumineuses, qui composent « 5-0-5 », non pour indiquer 5 h 5, mais pour dire S.O.S. Ou cette grille qui se referme, dans son vacarme obligé de film de taulards. Mayenburg-Osinski se font tous les clichés, mille sabords !

Qui consommera la chair de qui ?

Ces sœurs qui s’offrent à M, l’une avec le sérieux d’une guide interprète de bande dessinée, l’autre en prenant des poses de professionnelle. Quant à savoir qui consommera la chair de qui, c’est tout le propos de cette œuvre… je dirais savoureuse, pour faire mon Mayenburg. La température monte dans ces scènes de rencontre, joliment même, qui s’en plaindra ? C’est l’occasion de retrouver Grétel Delattre, démultipliée en Schwester, mot qui, en allemand, signifie aussi bien sœur qu’infirmière. Troublante et lumineuse actrice.

Mais les hommes aussi jouent avec les nerfs et le corps de M, le maudit de demain, tueur en série malgré lui. Frédéric Cherbœuf, acteur au charme vénéneux, se bestialise à vue d’œil. Son loup fait froid dans le dos. Ah, ah ! Comme le chantait Alain Chamfort, « Cette histoire, on le sent, ne finira pas sans… ». On a tort, c’est le rire qui sera au rendez-vous. Un rire énorme, inextinguible. Devant l’acharnement du sort contraire, au énième meurtre, on craque ! Et sans, pour autant, perdre une miette du double sens, souvent tordant mais parfois terrible, de ces dialogues d’une grande richesse. Macbeth y côtoie le sida, Kafka Dracula, la délinquance les injustices, physiques et métaphysiques.

N’empêche, on rit à gorge déployée, de voir M en tuer deux, coup sur coup, avant de s’écrier : « Il y en a encore ? Quelqu’un en veut encore ? ». Comme à son habitude, Denis Lavant tutoie les anges. Il traverse cette nuit électrique en état de grâce, enjambant ses victimes, dansant sur ce volcan, ahuri génial. Mais les deux autres ne sont pas en reste. Trois acteurs de très haut niveau, très tenus, très unis, au service d’une pièce qui décolle comme rarement. En prime, une histoire d’amour, inespérée, belle comme le jour, qui éclôt à la fin devant nos yeux ébaubis. Jacques Osinski signe ici une mise en scène d’une fluidité et d’une force de tous les instants. On y croit dur comme fer, ravi, cueilli. Du grand art. 

Olivier Pansieri

* Film de politique-fiction de Richard Fleischer (1973), dans lequel la population en était réduite à se nourrir d’un aliment de synthèse, « Soleil vert » (fait à partir de chair humaine), la faune et la flore ayant été détruites.

Voir la critique du Moche par Olivier Pansieri pour les Trois Coups


le Chien, la Nuit et le Couteau, de Marius von Mayenburg

L’Arche éditeur, 2008

Traduction de l’allemand : Hélène Mauler, René Zahnd

Mise en scène : Jacques Osinski

Avec : Grétel Delattre, Frédéric Cherbœuf, Denis Lavant

Dramaturgie : Marie Potonet

Scénographie : Lionel Acat

Collaboration artistique : Alexandre Plank

Lumière : Catherine Verheyde

Costumes : Hélène Kritikos

Photos : © Pierre Grobois

Production C.D.N. des Alpes-Grenoble, coréalisation Théâtre du Rond-Point et M.C.2 Grenoble

Théâtre du Rond-Point • 2 bis, avenue Franklin‑D.‑Roosevelt • 75008 Paris

www.theatredurondpoint.fr

Réservations : 01 44 95 98 21

Du 28 avril au 22 mai 2011, mardi, mercredi, jeudi, vendredi, samedi à 21 heures, dimanche à 18 h 30, relâche le lundi et les dimanche 1er et 8 mai 2011

Durée : 1 h 30

29 € | 16 € | 10 €

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