Délicieux sévices
Par Estelle Gapp
Les Trois Coups
Après le très dérangeant « Maria-Magdalena », orchestré par un Wayn Traub aux allures d’Antéchrist, le Théâtre des Abbesses accueille un autre grand nom de la danse flamande : le collectif Peeping Tom. Avec ce premier volet de leur trilogie familiale – « le Jardin » (2001), « le Salon » (2004) et « le Sous‑sol » (2007), programmés du 18 au 30 mai –, la compagnie excelle dans un art subversif à l’humour corrosif. Mais, chez Wayn Traub comme chez Peeping Tom, la vidéo s’impose en une paradoxale absence des corps.
De ce Jardin promis à de délicieux sévices, on n’aperçoit d’abord que des ombres, dissimulées derrière un immense écran blanc. Se jouant de la frustration du spectateur, l’extérieur se dérobe pour faire place à un intérieur. Car le Jardin commence par la projection d’un film (d’une trentaine de minutes) sur la vie nocturne d’un petit cabaret bruxellois. Comme autant de fausses pistes, le jazz et le reggae y créent une ambiance chaude, sulfureuse. Au milieu des noctambules, une petite scène se transforme en cabinet de curiosités : un jeune crooner noir chante désespérément faux, une fillette métis joue divinement de la harpe, un chien fredonne un air de flamenco, un autre boit du champagne… Tour à tour danseuse classique et chanteuse de rock, Rika Esser, une naine, affronte le monde du haut de son corps d’enfant : « Here’s the jungle, Baby ». Dans ce bar déjanté, chacun mène son combat de titans : Rika fait face, dans un couloir, à un gros chien qui fait soudain figure de monstre, tandis qu’une grande blonde tente maladroitement d’attraper une pie voleuse. Un homme ivre médite sur la condition humaine : « Tout ce qui compte, c’est le respect […] je te respecte, toi », dit‑il en caressant les fesses d’un top-model sur un poster géant. Solitaires à la dérive, tous disent leur mal d’amour et cette évidence : la « normalité » n’existe pas.
Puis, comme si les personnages du film sortaient prendre l’air, le Jardin se dévoile, à la lumière d’une lampe torche : c’est un jardin en Technicolor, avec gazon factice, parasol orange et tuyau d’arrosage jaune citron. Côté cour, un homme nu et ventripotent se prend pour une fontaine. Côté jardin, un garçon se cache la tête dans les buissons. Dans ce décor kitsch, la farce côtoie le drame. Étrange couple aux corps désarticulés, le Français Franck Chartier et l’Argentine Gabriela Carrizo réinventent roulades et roucoulades avec une extraordinaire fluidité. Le duo masculin est tout aussi époustouflant. Au-delà de l’ironie grinçante de son personnage – faux air débonnaire ou vrai salaud ? –, le Néerlandais Simon Versnel réalise une véritable performance : jeu, danse, chant a cappella. À la fois drôle et émouvante, sa prestation est jubilatoire. Mais, pendant que le vieil homme fait le bilan de vie – il fait le décompte, dérisoire, de ses maîtresses, de ses amants, de ses disques… –, le jeune couple se déchire. Et la violence l’emporte sur le rire.
La pièce chorégraphiée n’aura duré qu’une petite demi-heure, comme la vidéo. Mais là réside la magie du spectacle vivant : tandis qu’on a oublié le film du début, on s’attache à ces personnages fugaces et fragiles, acrobates exceptionnels des scènes de la vie ordinaire. Comme dans un feuilleton, on a hâte de les retrouver. Mais, du Jardin au Sous-sol, de la lumière estivale à l’obscurité souterraine, la saga familiale s’annonce comme une inquiétante descente aux Enfers… À suivre. ¶
Estelle Gapp
le Jardin, création
Cie Peeping Tom • rue d’Ophem 18 • 1000 Brussel • Belgique
Création et interprétation : Gabriela Carrizo, Franck Chartier, Simon Versnel
Décor : Pol Hayvaert
Lumières : Gerd Van Looy
Musique : Foog Naam, Oscar Peterson, Chopin, Bach, A. Snittke
Direction technique : Frederik Liekens
Film : créé et interprété par Gabriela Carrizo, Franck Chartier, Rika Esser
Avec la participation de : Simon Versnel, Isnel da Silveira, Nordine Benchorf, Heloise da Costa, Louis Clément da Costa, Euridike De Beul, Ina Geerts, Sam Louwyck, Jan Paul, Bah Mamadou Halfi, Tina Pattama Soonthara, Darryl E. Woods
Caméra : Franck Chartier
Montage vidéo : Nico Leunen
Montage sonore : Peter Van Laerhoven
Arrangements : Gianfranco Celestino, John Terlenka
Photo : © Marc Deganck
Diffusion et promotion : Frans Brood Productions / Sarah De Ganck
Théâtre des Abbesses • 31, rue des Abbesses • 75018 Paris
Réservations : 01 42 74 22 77
Du 18 au 20 mai 2009 à 20 h 30
Durée : 1 h 10
23 € | 15 € | 12 €