« le Moche », de Marius von Mayenburg, Théâtre du Rond‑Point à Paris

« le Moche » © Pierre Grobois

Osinski fait coup double

Par Olivier Pansieri
Les Trois Coups

Plus que cette semaine pour voir les deux très bons spectacles que Jacques Osinski présente au Théâtre du Rond-Point. « Le Moche », puis « le Chien, la Nuit et le Couteau » de Marius von Mayenburg, l’auteur allemand qui décoiffe. Commençons par la première pièce : « le Moche », ronde narquoise et cruelle, exécutée avec brio par une équipe inspirée.

Tout le monde trouve Lette (prononcer Letteu) moche. Lette s’en fiche, il est ingénieur, bien noté, bien marié. Et puis un jour, patatras ! Le chef lui préfère Karlmann, du moins pour commercialiser ce que Lette a trouvé. Lette a une tête qui donnerait une mauvaise image du produit, trouve le chef. Moins révolté qu’abasourdi, l’ingénieur demande à sa femme, si elle aussi le savait. Quoi ? Qu’il est moche ? Bien sûr. Du coup, Lette se fait opérer, et tout le monde le trouve beau. Tellement que Karlmann lui-même veut se faire opérer à son tour, pour avoir la tête de Lette.

Avec Mayenburg, on le voit, l’absurde est de retour. Mais un absurde ancré dans la réalité socio-économique du management, de la chirurgie esthétique, et de leur médiatisation. Kafka qui aurait vu Faux-semblants de David Cronenberg, et Wall Street d’Oliver Stone. Ah, j’oubliais la Garçonnière de Billy Wilder pour les relations entre le pouvoir et le sexe, qui, comme l’argent, ne dort jamais. Les femmes de Mayenburg sont volontiers nymphomanes, ses hommes des petits garçons qui ne demandent qu’à apprendre.

Parfait non-décor de Lionel Acat, qui prouve, dans l’autre spectacle, qu’il sait construire quand il le faut. Mais ici, nul besoin de grimper aux rideaux. Juste le plateau nu, et des acteurs très physiques, qui passent en un clin d’œil d’un personnage à l’autre, sauf Lette, le moche, qui se cogne dans eux, quelle que soit sa mocheté. Car elle aussi change. C’est bien sûr le propos de la pièce : la cruauté, la vénalité, la veulerie, la cupidité sont bien plus moches qu’un nez de travers. Rien, donc, qui viendrait détourner notre attention de cette incroyable chute libre, d’un homme découvrant sur quel vide il marchait jusque-là.

Un quatuor en or

Jérôme Kircher prête à son personnage (Lette) ses effarements d’ingénu, soupçonnant la vérité. Osinski l’a flanqué de trois autres virtuoses : Delphine Cogniard (Fanny) le désir, Frédéric Cherbœuf (Scheffler) le cynisme et Alexandre Steiger (Karlmann) l’ambition. Un quatuor en or, qui joue crescendo et à l’unisson cette partition délirante sur la tyrannie du beau. Très logiquement, elle débouchera sur la prolifération des clones de Lette, qui bientôt envahissent l’histoire, tels des champignons de la normalité. Des spectateurs éclatent de rire, de plus en plus ébahis de se voir si ressemblants, c’est-à-dire moches, en ce miroir.

L’une des trouvailles de la pièce étant de montrer que Lette, tout moche qu’il est, n’est pas meilleur que les autres. Devenu beau, il apprend vite à mépriser, à tricher, et à monnayer chèrement son imbécile privilège. Jérôme Kircher est magistral dans ce rôle de Topaze de la multinationale. En face de lui, Fanny son épouse, qu’il veut maintenant tromper avec toutes les femmes, dont une vieille peau liftée qui, bien sûr, ressemble à Fanny ; le fils sournois de la dame ; un assistant jaloux ; un chef d’une totale muflerie ; un chirurgien sans scrupules, et son fantasme d’assistante.

Saluons encore une fois la précision des interprètes, et de la mise en scène, qui font que, pas une seconde, on ne se perd dans ce labyrinthe des apparences. C’est fin, enlevé, vengeur, et d’une constante drôlerie. Jusqu’au vampirisme évoqué, l’air de rien, entre opérés heureux du Dr Scheffler, et au dialogue métaphysique entre Lette et son double qui, à la fin, évoque celui de Sosie avec Mercure dans l’Amphytrion de Molière. Je ne serais d’ailleurs pas étonné que Mayenburg, dramaturge à la Schaubühne de Berlin, y ait songé en l’écrivant, du moins à l’adaptation qu’en fit Kleist.

Oui, à tous points de vue, ce Moche est une bien belle chose. Du théâtre burlesque, fantastique et fort, passionnant, jubilatoire. 

Olivier Pansieri

Lire la critique du Chien, la Nuit et le Couteau par Olivier Pansieri pour les Trois Coups


le Moche, de Marius von Mayenburg

L’Arche éditeur, 2008

Traduction de l’allemand : Hélène Mauler, René Zahnd

Mise en scène : Jacques Osinski

Avec : Delphine Cogniard, Frédéric Cherbœuf, Jérôme Kircher, Alexandre Steiger

Dramaturgie : Marie Potonet

Scénographie : Lionel Acat

Collaboration artistique : Alexandre Plank

Lumière : Catherine Verheyde

Costumes : Hélène Kritikos

Photos : © Pierre Grobois

Production C.D.N. des Alpes-Grenoble, coréalisation Théâtre du Rond-Point et M.C.2 Grenoble

Théâtre du Rond-Point • 2 bis, avenue Franklin‑D.‑Roosevelt • 75008 Paris

www.theatredurondpoint.fr

Réservations : 01 44 95 98 21

Du 28 avril au 22 mai 2011, mardi, mercredi, jeudi, vendredi, samedi à 18 h 30, dimanche à 15 h 30, relâche le lundi et les dimanche 1er et 8 mai 2011

Durée : 1 heure

29 € | 16 € | 10 €

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