Irrésistible
Par Fabrice Chêne
Les Trois Coups
Matéï Visniec est un auteur qui a le vent en poupe. Pas moins de quatre de ses pièces (reconnaissables à leur titre à rallonge) sont montées cette année dans le Off. Écrivain roumain réfugié à Paris et écrivant en français, Visniec a reçu le Prix européen de la S.A.C.D. en 2009. La mise en scène aussi inventive que maîtrisée de Jean‑Luc Paliès fait du « Mot “progrès”… » l’un des tout meilleurs spectacles du Off.
Dès la première scène, le ton est donné. En pleine guerre, deux beaux-frères ennemis s’insultent de part et d’autre de la frontière qu’ils se disputent, tout en s’échangeant nourriture et cigarettes. C’est l’angle tragi-comique choisi par l’auteur pour exprimer les paradoxes et l’absurdité d’une guerre qui ne dit pas son nom, mais rappelle fortement les massacres perpétrés en ex‑Yougoslavie.
Le metteur en scène, Jean‑Luc Paliès, a parfaitement perçu le potentiel et la force du texte. Pour donner plus de rythme encore aux dialogues vifs et enlevés de Visniec, il a partagé le plateau en deux. Malgré le côté un peu systématique du procédé, les tableaux s’enchaînent avec efficacité. Le dispositif scénique est habilement complété par une voix off qui n’est autre que celle de l’auteur, et une musique de fanfare qui rappelle les films de Kusturica. Les sept comédiens s’en donnent à cœur joie pour interpréter toute une ribambelle de personnages hauts en couleur.
Comme dans Shakespeare, il y a un fossoyeur et des fantômes. Le fantôme, c’est celui de Vibko, le fils disparu (Philippe Beheydt, très convaincant), qui revient visiter ses parents. Le père, lui, interprété par Jean‑Luc Paliès, est une sorte de fossoyeur à l’envers : il creuse des trous à proximité de la frontière, espérant retrouver le cadavre de Vibko. Sa pelle lui servira à déterrer tous les morts oubliés par l’histoire, les charniers des Balkans devenant ainsi un résumé des atrocités du xxe siècle. Comme on peut l’imaginer, cela donnera lieu à un joli trafic de cadavres, doublé d’un véritable chantage au deuil, orchestré par la mafia locale…
Les figures féminines ne sont pas en reste. Le personnage de la mère, joué avec l’immobilité du fatalisme par Katia Dimitrova, rappelle les figures de pleureuses de la tragédie grecque. Quant à Ida, la sœur de Vibko, elle affronte en chantant sa destinée sordide, qui la conduit sur les trottoirs parisiens. Comme le rappelle le texte, les plus belles fleurs poussent dans la merde. Dans un des morceaux d’anthologie de la pièce, Visniec parvient à nous faire rire de l’ironie de l’Histoire, soulignant que ce sont précisément les anciens pays communistes « coincés du zizi » qui fournissent à l’Europe ses prostituées… Estelle Boin prête au personnage sa très jolie voix.
On le voit, tous les sujets sont évoqués avec le même mélange de gravité et d’humour. Un hymne à la vie par‑delà les atrocités de la guerre. Notons que le spectacle sera repris en Île‑de‑France à partir de janvier 2010. ¶
Fabrice Chêne
Le mot “progrès” dans la bouche de ma mère sonnait terriblement faux, de Matéï Visniec
Influenscènes • Le Nouveau Prétexte • 17, rue André‑Laurent • 94120 Fontenay‑sous‑Bois
01 48 77 94 33
Mise en scène : Jean‑Luc Paliès
Avec : Philippe Beheydt, Katia Dimitrova, Jean‑Luc Paliès, Claudine Fiévet, Alain Guillo, Estelle Boin, Miguel‑Ange Sarmiento
Lumières et scénographie : Jean‑Luc Paliès
Assistant à la mise en scène : Alain Guillo
Coach interprétation : Claudine Fiévet
Création musicale : Alexandre Perrot, Jean‑Baptiste Paliès
Coach vocal : Isabelle Zanotti
Costumes : Madeleine Nys
Régie générale, bande‑son : Alain Clément
Assistant régie et décor : Jean‑Luc Rossi
Photos : © Éric Prat
Théâtre de l’Oulle • 19, place Crillon • 84000 Avignon
Réservations : 04 90 86 14 71
Du 7 au 26 juillet 2009 à 11 heures
Durée : 1 h 20
19 € | 13 €