« le Prince travesti », de Marivaux, Théâtre de l’Épée‐de‑Bois à Paris

le Prince travesti © Arnold Jerocki

L’impossibilité de faire tomber les masques

Par Anne Cassou-Noguès
Les Trois Coups

Plus de quarante ans après avoir monté pour la première fois « le Prince travesti », Daniel Mesguich s’attaque à nouveau à cette comédie en trois actes de Marivaux. Si la mise en scène est différente, l’intention est la même : « mettre en scène le théâtre » (note du metteur en scène).

Daniel Mesguich interroge l’art qu’il pratique depuis longtemps. Ainsi, la pièce s’ouvre sur une scène troublante. La Princesse, dont la silhouette se reflète sur les multiples miroirs qui encadrent l’aire de jeu, est entourée par plusieurs personnages vêtus de longues capes rouges qui dissimulent leurs formes et leurs visages. La jeune femme est perdue. Elle ne reconnaît plus ceux qui l’entourent et ne parvient pas à définir ses sentiments. Son désarroi est perceptible.

Tout le travail de Daniel Mesguich est en germe dans cette ouverture. Il met au cœur de la pièce les rapports plus complexes que conflictuels entre sincérité et mensonge. Quand est-on soi-même ? Quand joue-t-on un rôle ? Si l’on n’arrive pas à se connaître soi-même, comment peut-on prétendre connaître les autres ? Ces interrogations semblent propres au métier de comédien, qui cherche une forme d’authenticité dans l’artifice.

Comme souvent chez Marivaux, dans le Prince travesti le naturel est introuvable. Certains, en véritables comédiens, décident d’endosser une fausse identité. Ainsi, sous couvert d’étudier la nature humaine, le Roi d’Aragon a pris l’apparence d’un simple particulier, Lélio, et a réussi à se faire aimer d’une princesse. De son côté, l’Ambassadeur, venu réclamer la main de la Princesse pour le Roi de Castille, n’est autre que ce dernier. Ces deux souverains prennent la pose, prononcent des discours trompeurs pour la Princesse et la cour, un public qui ignore qu’il assiste à une représentation théâtrale.

Jouer faux pour être juste

La direction d’acteur est dès lors fondamentale. Tout au long de la pièce, les comédiens jouent faux. Mais c’est dans l’erreur qu’ils sont les plus justes puisque les personnages qu’ils incarnent n’arrivent jamais à coïncider avec eux-mêmes. Frédéric porte un masque parce qu’il est ambitieux. Le secrétaire de la Princesse rêve d’être Premier ministre. Il joue le rôle du serviteur attentionné et dévoué à sa maîtresse, quand, en réalité, il ne pense qu’à lui. Mais la rage de se voir préférer Lélio le rend moins bon comédien. Il laisse transparaître sa colère. Le visage de William Mesguich, magistral, est alors sans cesse traversé de tics et de grimaces, sa voix, altérée…

Quant à Hortense, déchirée entre son amour et son amitié, la puissance de la passion et le pouvoir de la Princesse, elle ne sait que dire ni que faire. Sterren Guirriec traduit cette tension permanente. Sa voix est trop aiguë quand elle la voudrait naturelle, ses gestes trop affectés quand elle se voudrait discrète, son rire inquiétant quand il devrait être enjoué. Sarah Mesguich, quant à elle, sait donner des accents de vérité à son personnage, sincèrement amoureuse, amèrement blessée. C’est finalement la seule à être honnête – parfois – et la seule à souffrir.

Quand Shakespeare frappe à la porte de Marivaux

Un ministre torturé par une ambition dévorante, une amoureuse meurtrie : ce ne sont pas là des personnages de comédie. Frédéric en particulier, boiteux, les traits déformés par la haine, se métamorphose en un véritable monstre, qui ne déparerait pas dans un drame shakespearien. Son costume rouge sang suggère même que, dans une pièce de l’auteur anglais, Lélio ne s’en serait pas si bien sorti et que le dénouement aurait été moins heureux.

Arlequin et Lisette sont toutefois là pour apporter à la pièce une touche de légèreté. Manipulés par les grands, ils essaient maladroitement de manœuvrer les autres à leur tour, ce qui suscite du comique de situation. Ce désir d’imiter les maîtres, même dans ce qu’ils ont de plus détestable, se lit dans la scène d’amour des deux valets. Lorsque Lélio et Hortense tombent amoureux, ils sont attirés l’un par l’autre le long d’un parfait couloir de lumière, accompagnés par une musique triomphante. Lorsque Arlequin et Lisette jouent la passion, ils trébuchent dans un rail lumineux similaire, sur la même musique, totalement déformée et arythmique. La grâce leur est refusée, et le sourire se fige sur le visage du spectateur. Il faut le dénouement heureux – il s’agit d’un double mariage – pour rappeler à la dernière minute que la pièce montée par Daniel Mesguich est bien une comédie.

Cette mise en scène n’est donc pas drôle. Mais elle place au premier plan une réflexion sur le théâtre et les relations qu’entretiennent fausseté et sincérité. Le spectateur prend plaisir à chercher en vain à débusquer cette dernière, dans le jeu remarquable des comédiens. 

Anne Cassou-Noguès


le Prince travesti, de Marivaux

Mise en scène : Daniel Mesguich

Avec : Sarah Mesguich, Fabrice Lotou, Sterenn Guirriec, William Mesguich, Alexandre Levasser, Rebecca Stella, Alexis Consolato

Costumes : Dominique Louis

Scénographie : Camille Ansquer

Son : Franck Berthoux

Maquillage : Eva Bouillaut

Régie générale : Éric Pelladeau

Régie son : Xavier Launois

Régie lumière : Florent Ferrier

Photo : © Arnold Jerocki

Production : Miroir et métaphore – Cie Daniel-Mesguich

Théâtre de l’Épée-de-Bois • la Cartoucherie • route du Champ-de‑Manœuvre • 75012 Paris

Réservations : 01 48 08 39 74

Site du théâtre : www.epeedebois.com

Du 9 mars au 10 avril 2016, du mercredi au samedi à 20 h 30, le samedi et le dimanche à 16 heures

Durée : 1 h 30

Tarif : de 10 € à 20 €

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