« l’Établi », d’après Robert Linhart, la Compagnie du Berger, Théâtre de l’Épée de Bois à Paris

« L’Établi » d’après Robert Linhart mis en scène par Olivier Mellor © Ludo Leleu

Écrasé par la machine

Par Laura Plas
Les Trois Coups

La pétulante Compagnie du Berger revient au théâtre de l’Épée de Bois avec « l’Établi » de Robert Linhart. Ce qui a fait le succès de la troupe engendre ici sa dérive car la partition tonitruante et l’hyperthéâtralité ne parviennent pas toujours à faire entendre la musique de l’œuvre.

On avait adoré leur Cyrano de Bergerac, on s’était réjoui face aux Dialogues d’exilés. Esprit de troupe, goût pour le théâtre de tréteaux et humour toujours : il y avait de quoi enthousiasmer le spectateur. La sympathique compagnie n’a pas changé, mais c’est paradoxalement là où le bât blesse.

Olivier Mellor propose cette fois une adaptation de L’Établi. Rien à redire à ce choix, bien au contraire. Robert Linhart raconte dans ce livre fort l’existence qu’il a menée à l’usine Citroën de Choisy durant un an afin de propager de l’intérieur les idées révolutionnaires et de vivre la condition ouvrière. Son récit est d’une profonde actualité, en particulier quand il évoque le racisme ordinaire de l’usine et son inhumanité. Par ailleurs, on imagine très bien que le monde de l’usine avec ses bruits, sa collectivité et ses luttes corresponde aux envies et aux principes de la Compagnie du Berger.

Beaucoup de bruit pour…

C’est donc bien l’adaptation qui pose problème. Pourtant extrêmement fidèle à la lettre du texte, elle passe à côté de son esprit. Dans la narration de Robert Linhart, les cols blancs remplacent le bel établi bricolé d’un ouvrier par une machine ultramoderne mais inadaptée. En résulte une catastrophe : le vieil homme est privé de ses repères et ne parvient plus à travailler. C’est un peu ce qui se passe sur scène.

Olivier Mellor a mis le paquet. La scénographie est monumentale et foisonnante. Des musiciens jouent sur scène. Si ces choix ont un sens, puisque l’énorme arche qui structure le décor fait penser à la gueule du Moloch qui engouffre les travailleurs dans Metropolis et que la musique restitue le fracas épouvantable de l’usine, c’est comme si le dispositif écrasait la voix narrative.

De même, la théâtralisation du récit pose problème. Elle l’enfle, le boursoufle. La plupart des comédiens crient, parlent en même temps pour couvrir le bruit et faire théâtre. Cette omniprésence de la parole ne correspond ni au contexte, ni à l’œuvre. De plus, le récit de Robert Linhart, rétrospectif et intime, articule l’expérience à une réflexion de militant et de sociologue. Or, l’adaptation diffracte cette pensée en l’attribuant à chaque personnage pour la théâtraliser. On voit donc les contremaîtres exposer à voix haute les principes de leur pouvoir, ce qui en fait des clowns sadiques. Quant aux ouvriers, ils ne cessent de proclamer le rejet d’un système dont ils donnent l’impression d’avoir analysé chaque rouage comme autant de spécialistes en sciences humaines.

« L’Établi » d’après Robert Linhart mis en scène par Olivier Mellor © Ludo Leleu
« L’Établi » d’après Robert Linhart, mis en scène par Olivier Mellor © Ludo Leleu

Trouver le ton juste 

Il ne s’agit évidemment pas de dire que l’intellectuel aurait l’apanage de la conscience. Robert Linhart démontre d’ailleurs le contraire dans son livre. Mais la parole militante claironnée dès le début du spectacle sonne d’autant plus faux que l’on ne peut pas exposer ses vues à l’usine. L’agitation et les débats qui animent le plateau dès le début du spectacle ne lui permettent pas de gagner en intensité dramatique.

C’est rageant car, quand on passe aux chapitres consacrés à l’organisation du comité et à la grève, la choralité et le verbe haut prennent tout leur sens. Les comédiens sont investis. De beaux moments émergent aussi lorsque l’orchestre aux sons eighties cède la place au seul piano. Enfin, quand Aurélien Ambach-Albertini (qui incarne Robert Linhart) s’exprime face public en toute simplicité, on marche. Sa proximité avec le public et son statut de narrateur lui permettent de trouver le juste ton du récit.

En définitive, on imaginerait mieux l’usine sans le fourbi d’accessoires et d’effets sonores qui peinent à la reconstituer. Les quelques images documentaires employées en fond paraissent bien plus éloquentes. Le travail de Ludo Leleu et Mickaël Titrent est très intéressant. Il suffirait donc de presque rien : d’en faire un peu moins. 

Laura Plas


L’Établi, d’après Robert Linhart

Le texte est édité aux Éditions de Minuit

Mise en scène : Olivier Mellor

Compagnie du Berger

Avec : Aurélien Ambach-Albertini, Marhane Ben Haj Kahlifa, François Decayeux, Hugues Delamarlière, Romain Dubuis, Eric Hémon, Séverin Jeanniard, Olivier Mellor, Stephen Szekely, Vadim Vernay et la voix de Robert Linhart

Durée : 1 h 30

À partir de 12 ans

Photo © Ludo Leleu

Théâtre de l’Épée de Bois • Route du Champ de Manœuvres • 75012 Paris

Du 7 juin au 1er juillet 2018, du jeudi au samedi à 20 h 30, samedi et dimanche à 16 heures

En tournée au Off d’Avignon du 6 au 29 juillet 2018, tous les jours à 12 h 50 à Présence Pasteur

De 10 € à 20 €

Réservations : 01 48 08 39 74

Billetterie en ligne ☛


À découvrir sur Les Trois Coups :

☛ Cyrano de Bergerac, d’Edmond Rostand, Théâtre de l’Épée de Bois, à Paris, par Laura Plas

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