« Mangez‑le si vous voulez », de Jean Teulé, le Tivoli à Montargis

rideau-rouge

Cadavre exquis

Par Aurélie Plaut
Les Trois Coups

La compagnie Fouic Théâtre s’empare du texte de Jean Teulé pour proposer une réflexion dérangeante mais nécessaire : jusqu’où la folie peut-elle aller ? À travers le récit d’un fait-divers sordide, les comédiens prennent le public par la main pour faire naître en lui une myriade de sentiments. Un spectacle duquel il est difficile de ressortir indemne, mais qui ne parvient pas, malgré tout, à surprendre.

Seize août 1870. Une journée d’été chaude et ensoleillée. Alain de Monéys sort de chez lui pour se rendre à la foire annuelle de Hautefaye. Dans son sac, les plans de l’assainissement de la ville, qu’il tentera de montrer à plusieurs amis qu’il croisera. Au loin, la guerre contre la Prusse tourne au désastre pour les troupes de l’empereur, et de nombreux jeunes gens meurent au front. Alain a choisi de participer à ce combat. Il ne vendra pas sa convocation à une pauvre âme prête à risquer sa vie pour quelques pièces d’or. C’est un homme sensible, intelligent, heureux. Il est fraîchement élu à l’unanimité à la tête du conseil municipal de Beaussac. Tous le connaissent, l’aiment et l’estiment. Mais quatre mots engendrent la haine à son encontre. Un « À bas la France » qu’Alain ne prononce pas vraiment. En tout cas, il ne le profère que pour défendre son cousin. C’est une tournure ironique. Malheureusement, les gens d’esprit sont rares à Hautefaye… Et cette petite faille dans le plaidoyer du jeune homme va faire de lui un « prussien », bientôt torturé et dévoré par ses pairs.

Une distanciation salvatrice

Comment traiter la violence au théâtre ? C’est la question soulevée par Clotilde Morgiève et JeanChristophe Dollé, les « metteurs en pièces » du texte de Jean Teulé. D’emblée, le ton est donné : le nom des meurtriers défilent sur un écran noir. Une voix off (Hervé Furic) énonce la sentence des juges de la cour d’assises de la Dordogne réunie en session extraordinaire le 13 décembre 1870 : la peine de mort pour les uns, les travaux forcés ou la réclusion pour les autres. Et puis, deux s’en sortent. Un adolescent et un enfant. Quatorze ans et cinq ans. « Cinq ans ? Non ! Comment est-ce possible ? Peut-on participer à un crime aussi odieux à cet âge ? » L’effroi nous saisit une première fois et ne nous quittera guère durant une heure vingt‑cinq. Aussi fallait-il que le pacte tacite de croyance, au sens brechtien du terme, fût rompu. Pour que le public tienne le coup. Pour ne pas trop le malmener. C’est le parti pris.

Sur scène, deux comédiens et deux musiciens (Mehdi Bourayou et Laurent Guillet). Une voix, celle de JeanChristophe Dollé pour incarner tous les personnages, d’Alain de Monéys le martyr à François Chambort, Piarrouty ou François Mazière, les tortionnaires. Une polyphonie sortant d’une seule bouche comme pour rassurer et dire que l’être monstrueux n’existe pas vraiment. Ou bien, au contraire, pour signifier que le bourreau sommeille en chacun. Tout participe à la distanciation. Certains éléments sont percutants, d’autres moins parce qu’on peine à leur donner un sens.

Un humour à l’anglaise

La grande réussite de ce spectacle réside dans l’humour noir, grinçant, mordant qui vient dédramatiser le propos insoutenable. L’horreur est en quelque sorte « adoucie » par le rire, souvent initié par la très convaincante Clotilde Morgiève qui campe une icône des publicités Moulinex des années 1960. Ce personnage, qui n’appartient pas à l’histoire initiale, renforce le comique par ses mimiques et ses gestes « sonores » : elle manipule casseroles, fouet et couteaux avec dextérité, gardant toujours un sourire figé et carnassier. Son brushing et son tablier impeccables, la propreté de sa cuisine, le soin pour dresser des assiettes, tout rappelle la parfaite ménagère d’antan. Celle qui devait savoir s’occuper de sa maison et être à la disposition de son mari à son retour du travail. Parfois, elle s’arrête soudainement, perd sa jovialité, et une lueur perverse illumine ses yeux tandis qu’un larsen provenant de la guitare de Laurent Guillet nous confirme, de façon prémonitoire, que nous allons franchir une nouvelle étape de l’horreur. Les éléments de la cuisine servent aussi le propos de manière ingénieuse. Ils deviennent bientôt instruments de torture et se démantèlent à l’image du corps d’Alain : roue, manivelle intestinale, supplice du chevalet, tout y passe, jusqu’au four-rôtissoire.

L’humour naît également d’une forme de « décalage ». Les mots « enculé de Prussien » chantonnés sur un air de comptine, tandis que le pauvre hère endure une douleur indicible, paraissent encore plus insultants. Le pop-corn qui saute de la poêle au moment même où la victime subit moult coups fait sourire. Qu’il s’agisse de la musique ou des simples sons provoqués par des objets, tout est en contrepoint, jusqu’à la rumeur cacophonique et agressive de la foule en délire sortie d’un sampleur qui gronde de plus en plus fort.

Ces écueils qui nous retiennent…

Pourtant, quelque chose empêche notre entière adhésion. On ne se laisse pas surprendre. Est-ce dû à la forme choisie pour transposer le roman à la scène ? Peut-être. JeanChristophe Dollé est bien plus « narrateur » que personnage. Certes, le comédien est virtuose. Il change d’expressions de visage, de voix, d’accents avec facilité, mais cela ne suffit pas. Respecter scrupuleusement le texte original peut se comprendre, mais l’adaptation ne doit-elle pas proposer avant tout une interprétation différente ? Ici, on reste chez Teulé. On ne le dépasse pas. On retrouve les impressions de lecture provoquées par le style « sensoriel » de l’auteur. En tournant les pages, on respire déjà les odeurs, on perçoit les sons, on voit littéralement les actes se dérouler sous nos yeux parce que l’écriture elle-même est « théâtrale ». La mise en scène aurait pu (dû ?) offrir un autre sens. Encore une fois, on doute. On n’arrive pas à justifier l’ancrage de cette « perfect housewife » dans les années 1950. Pourquoi une femme de cette époque précisément ? Pour nous dire que les boucs émissaires ont toujours existé ? On en convient. Du Christ au jeune homosexuel lynché dans la rue de nos jours, la figure a traversé les siècles, car elle cristallise toutes les peurs et les angoisses de ses assassins. Tuer l’autre parce qu’il est différent, parce qu’il effraie. Mais dans le cas présent, l’autre est le même. C’est le compagnon, l’ami, celui avec qui on a coutume de boire et de plaisanter. L’interrogation porte plutôt sur un instant de folie collective. Comment un groupe socialement constitué, régi par des règles communes, peut-il en quelques minutes se muer en meute sanguinaire et pousser le petit Pouléoun, innocent puisque à peine libéré de ses couches-culottes, à allumer le « méchoui » ? Comment justifier l’envie gloutonne de déguster la graisse chaude du cadavre sur du pain ? Et d’ajouter, dans un cri inconcevable : « Ce serait meilleur arrosé d’un petit coup de blanc de Pontignac ! ».

Une impression mitigée nous habite au sortir de la salle. Même si une forte nausée indique que les mots résonnent en nous, on reste sur notre faim… Parce que c’est sûr, oui, le théâtre peut aller plus loin encore. 

Aurélie Plaut


Mangez-le si vous voulez, de Jean Teulé

Adaptation et mise en scène : Jean‑Christophe Dollé, Clotilde Morgiève

Avec : Jean‑Christophe Dollé, Clotilde Morgiève

Clavier : Mehdi Bourayou

Guitare : Laurent Guillet

Création sonore : Fabien Aumeunier

Création lumière : Caroline Gicquel

Chorégraphie : Magali B.

Scénographie : Adeline Caron et Nicolas Brisset

Voix off : Hervé Furic

Production : Fouic Théâtre

A.M.E. /salle le Tivoli • 2, rue Franklin‑Roosevelt • 45200 Montargis

Réservations : 02 38 95 02 15

Du 3 octobre au 4 octobre 2014

Durée : 1 h 25

19 € │ 15 € │ 12 €

À partir de 15 ans

E.C.A.M. (Espace culturel André‑Malraux) • 2, place Victor‑Hugo • 94270 Le Kremlin‑Bicêtre

Métro : ligne 7, station Kremlin-Bicêtre

Samedi 22 novembre 2014 à 20 h 30

Durée : 1 h 15

Tarifs : de 9 euros (tarif – de 26 ans, seniors, demandeurs d’emploi) à 20 euros

Réservations : 01 49 60 69 42 ou reservations.ecam@orange.fr

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