« On ne sait comment », de Luigi Pirandello, Maison de la poésie à Paris

On ne sait comment © Denis Oliver Ferro

Le pourquoi du comment

Par Emmanuel Cognat
Les Trois Coups

Du 19 au 31 mars 2013, la metteuse en scène Marie‑José Malis et sa compagnie La Llevantina reprennent à la Maison de la poésie l’avant-dernière pièce de Pirandello « On ne sait comment », qu’ils avaient créée en 2011 à Montpellier. Le texte, assez peu connu, impressionne par sa profondeur et sa force. Mais la mise en scène, qui abuse de la direction d’acteur jusqu’à supprimer tout naturel du jeu des comédiens, finit, à force de vouloir souligner l’intelligence du propos, par l’affadir, en gommant tout ce qu’il devait comporter de sensible.

Roméo devient fou. C’est le constat que sont contraints de faire ses amis face au discours incompréhensible, quoique construit, que l’époux de Bice leur tient. Incapables de comprendre la cause de son mal, ils émettent les hypothèses qu’ils peuvent concevoir : Roméo serait-il jaloux de la cour qu’a faite à son épouse le mesquin Respi ? Son problème aurait-il un lien avec le retour à terre de Giorgio, son meilleur ami, capitaine au long cours ? Des hypothèses cependant fort éloignées de la cause réelle des tourments de Roméo. Car celle-ci a justement sa source dans ce qui ne peut être conçu : l’irruption, dans une vie jusqu’alors maîtrisée, de l’irrationnel et de l’imprévisible, qui poussent l’individu à effectuer des actes majeurs et irréversibles, s’imposant à lui indépendamment de toute volonté ou préméditation. « On ne sait comment », ainsi qu’il sera maintes fois répété. Des évènements qui infléchissent habituellement le cours d’une existence, mais peuvent également, et cela est peut-être pire, demeurer secrets.

Roméo a commis par deux fois de tels crimes restés impunis. Récemment, dans un moment de désorientation des sens, il a connu charnellement Ginevra, l’épouse de Giorgio. Aucun amour, aucun désir préexistant cependant. Seules des contingences externes (la chaleur ambiante, la fraîcheur d’un intérieur) et internes (l’excitation suscitée par le retour de l’ami/époux) qui ont convergé vers un adultère impensable une minute avant son accomplissement, et, de fait, impensé une minute après. Et la culpabilité causée par cette trahison ravive chez Roméo le souvenir de son premier crime. Lorsqu’il tua à l’âge de 10 ans un autre enfant, en l’atteignant à la tête, lors d’une bagarre, d’un jet de pierre. Mais plus que tout, c’est l’absence de répercussions de ces actions qui lui est insupportable : comment accepter, en effet, lorsque l’on est un homme intègre, qu’il soit possible de commettre de telles atrocités sans avoir à en subir les conséquences ?

On ne sait comment est donc, sous la forme d’un huis clos suffocant, une réflexion complexe sur une thématique qui ne l’est pas moins, à la confluence de la morale judéo-chrétienne et de la pensée psychanalytique : comment accepter et expier des crimes qui sont tout à la fois totalement involontaires et hautement délictueux ? Pour ce faire, le texte, dense, alterne monologues poignants et dialogues philosophico-théoriques qui permettent à son auteur d’aborder, par la voix de ses personnages, les différentes facettes de son questionnement et les réponses qu’il y envisage.

Des choix de mise en scène tranchés…

Marie-José Malis est de toute évidence touchée par la philosophie qui émane d’On ne sait comment et fait son maximum pour la faire percevoir et entendre. En cherchant, avant tout, à rapprocher les comédiens du public. L’éclairage maintenu dans la salle d’un bout à l’autre de la pièce, les rideaux dépossédés de leur fonction classique de séparation et le jeu des acteurs au plus près des spectateurs (en avant-scène et au parterre le plus souvent) sont autant d’aspects intéressants de cette recherche. Les voix faiblement poussées, le texte étant dit sur le ton de la conversation, comme pour éviter toute déclamation, tendent à l’évidence au même objectif, mais apparaissent beaucoup plus problématiques. Ils créent en effet, dans les conditions d’acoustique de la Maison de la poésie, un véritable inconfort pour l’auditoire, forcé de tendre l’oreille trois heures durant.

… et à double tranchant

En complément de cette recherche de proximité, la metteuse en scène impose à ses comédiens, dans le but apparent de rendre plus palpable l’intelligence du propos, une direction quasi tyrannique. Le rythme des répliques est ralenti, la diction tour à tour vidée de toute émotion puis imprégnée de la douleur la plus violente, et les silences prolongés jusqu’au malaise. Or, si le texte accepte sans peine un tel parti pris (et y gagne effectivement sous certains aspects), celui-ci est inévitablement source de deux effets indésirables majeurs. Le premier, la perte de vraisemblance, entre en conflit direct avec l’objectif de proximité décrit précédemment. Car les dialogues sont le plus souvent dépouillés de tout naturel, de même que les interactions entre personnages peinent à prendre corps alors qu’elles ne pourraient être plus simples (deux couples amis, un prétendant trouble-fête). Si bien que l’on finit par avoir quelques difficultés à « croire » à ce qui se déroule sur le plateau, conforté en ce sens par des comédiens qui semblent parfois à la peine et décrochent même à plusieurs reprises de manière évidente. Achevant ainsi de briser le si précieux lien d’empathie qui nous aide normalement à sentir autant qu’à comprendre ce qu’il y a d’exceptionnel dans le destin des personnages qui vivent sous nos yeux. Et conduisant naturellement au deuxième inconvénient d’une mise en scène ainsi intellectualisée. Qui n’est rien moins que l’effacement, au nom de l’intelligence, de tout ce que la pièce de Pirandello pouvait comporter d’émotion et de sensibilité. 

Emmanuel Cognat


On ne sait comment, de Luigi Pirandello

Traduction : Michel Arnaud

Cie La Llevantina

Site : http://lallevantina.over-blog.com/

Courriel : la.llevantina@laposte.net

Mise en scène : Marie‑José Malis

Avec : Pascal Batigne, Sylvia Etcheto, Olivier Horeau, Sandrine Rommel, Victor Ponomarev

Scénographie : Jean‑Antoine Telasco, Adrien Mares, Marie‑José Malis, Jessy Ducatillon

Lumières : Jessy Ducatillon

Son : Patrick Jammes

Costumes : Zig et Zag

Diffusion / administration : Béatrice Cambillau

Photo : © Denis Oliver Ferro

Maison de la poésie • passage Molière • 157, rue Saint-Martin • 75003 Paris

Métro : ligne 11, arrêt Rambuteau ou ligne 4, arrêt Étienne‑Marcel

Réservations : 01 44 54 53 00

Site du théâtre : www.maisondelapoesieparis.com

Du 19 au 31 mars 2013, du mardi au samedi à 20 heures, dimanche à 16 heures

Durée : 3 heures

20 € | 15 € | 10 €

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