« Perikoptô », par La Débordante et « Richard III ou le pouvoir fou », par Les Batteurs de Pavés, festival Scènes de rue à Mulhouse

Richard-III-batteurs-de-paves © Anita-Helle

Détruire, disent-ils

Par Stéphanie Ruffier
Les Trois Coups

Au festival de Mulhouse, comme ailleurs, le pouvoir délire. Le théâtre de rue nous tend le miroir de la monstruosité de ceux qui nous gouvernent : les Batteurs de Pavés font de Richard III l’organisateur d’un vide-dressing radical, tandis que La Débordante nous peint un premier ministre tout aussi cynique et liquidateur. Alors, assister impuissants au massacre ?

Richard III a-t-il le sens de la famille ? Un peu, mon neveu ! La nouvelle création des Batteurs de Pavés coupe dans le gras de la pièce de jeunesse de Shakespeare et n’en garde que la substantifique moelle : le goût du pouvoir, des meurtres, des meurtres, des meurtres… et un viol. Shocking ! Les concurrents au trône de l’ambitieux tordu ne sont que des pantins à costumes dont il se débarrasse avec mépris. Les cadavres s’empilent comme du linge sale. Les comédiens, tous en grande forme, tournent leur veste avec superbe et mouillent le maillot pour jouer, à quatre seulement, une galerie de portraits de têtes couronnées. Ils sont au top de la harangue, du lamento, du débit mitraillette et des petites sorties de jeu qui font mouche.

Dans cette adaptation « médiévalo-bordélique », un ersatz de Karl Lagerfeld croise le Fatum en commentateur brechtien qui nous prévient que « rien ne sera jamais plus clair que ce qui a précédé juste après ». C’est moins séducteur et plus âpre que ce à quoi nous avait habitués cette compagnie suisse, qui pratique de longue date la compression joyeuse de classiques. À son actif, des versions participatives et tonitruantes de Germinal, Hamlet et Cyrano de Bergerac

En temps de Covid, toutefois, plus de gamins batifolant sur scène : ne restent que les vestes qui flottent vides, fantomatiques. Noir, c’est noir. Mais on en rigole encore. Richard III porte bagouzes tête de mort (comme son metteur en scène), gilet pare-balles, tatouages, big bosse sur l’épaule et une cruauté que le public applaudit avec gourmandise. Vive le tyran violent et manipulateur ! C’est punchy, rock, grinçant à souhait : ça piétine la morale comme un sanglier furax, mais la reine sait nous fendre le coeur.

« Demain est annulé »

Autre portrait d’« autophage », celui d’Erysichthon, figure de la mythologie grecque dont l’hybris – il a coupé un arbre sacré de Déméter – est punie par une faim que rien ne peut assouvir. Métaphore du capitalisme, ce personnage, qui dévore tout jusqu’à lui-même, ouvre avec fracas Perikoptô. Ce spectacle de la compagnie La Débordante, nouvel uppercut dans la face agonisante du productivisme, fait à nouveau planer, comme dans le poignant Ce qui m’est dû, l’ombre de la solastalgie, la déprime climatique.

Ici, le propos reste intimiste mais s’ouvre à de nombreux et beaux personnages que la valse des costumes, à vue, fait surgir à un rythme soutenu. Il dresse notamment le portrait de Philippe d’Orgeval, pur produit de l’ENA, autre épigone de ce monde qui fonce droit dans le mur en klaxonnant. Avec ses anciens camarades de promo, il dégomme sans remord les chiffres du chômage et liquide les services publics. En contrepoint de ce sinistre premier ministre, Julia Dantec tente de se défaire de son malaise grandissant et de ses contradictions : un boulot de merde chez Amazon pour payer les études des enfants, une envie de tout péter à Pôle Emploi… Sa soeur Audrey a choisi le militantisme.

Dans un monde terriblement nôtre, sur fond de crise du pétrole, on assiste terrorisés et ébahis à la « marche des chômeuses » contre l’ORE (Offre Raisonnable d’Emploi), à une lutte pour la réappropriation des terres et contre l’agrandissement de l’aéroport Charles de Gaulle. Stupéfiante clairvoyance de cette écriture débutée en 2017 qui résonne avec les Gilets Jaunes, Notre-Dame-des-Landes et les réformes actuelles, sujets difficiles à saisir, ici très finement abordés.

Perikopto-debordante-© Stéphanie-Ruffier
« Perikoptô » de La Débordante © Stéphanie Ruffier

Dans cette version rue, les perches et les micros nous plongent dans un réalisme de type cinématographique, au service d’un jeu impeccable. Les personnages paraissent tous criants de vérité, tout juste réchappés de la maison d’à côté ou bien d’un plateau de télé où les gouvernants, regrettant d’avoir « manqué de pédagogie », « pas assez expliqué », proposent une grande consultation nationale.

Grande réussite que cette mise en scène qui ose l’analyse politique ! Le dialogue entre le ministre et sa femme de ménage ivoirienne, sous couvert de bons sentiments, est sanglant à souhait. Quelle acuité ! Quel sens du dialogue ! Charlotte Marquardt est une actrice époustouflante, aussi à l’aise dans le mépris de classe d’une journaliste proche du pouvoir, que dans le rôle délicat d’une femme de milieu populaire qui perd pied. Audrey Mallada en passionnaria de la lutte est également porteuse d’un souffle qui nous relève.

Des moments chorégraphiés, superbes mais trop rares, font danser le corps souffrant, stylisation sublime de l’impossible résilience. Le final invite ainsi au soulèvement. Dans le désespoir ambiant, cette invitation à la « démocratie réelle », à la reprise de contrôle de sa destinée (façon Noam Chomsky) distille quelques gouttes d’espoir et un parfum de sécession fort inspirants. 

Stéphanie Ruffier


Richard III ou le pouvoir fou, adaptation de la pièce de William Shakespeare

Mise en rue : Emmanuel Moser, Les Batteurs de Pavés

Dramaturgie : Emmanuel Moser et ses comédiens
Avec : Elima Héritier, Laurent Lecoultre, Laurent Baier et Mathieu Sesseli

Durée : 1 h 30

Tournée

  • Le 11 août, à Notre-Dame-de Monts (85)
  • Le 13 août, à St Brévin-les-Pins (85)
  • Le 16 août à St Gilles-Croix-de-vie (85)
  • Du 27 au 30 août, et les 3 et 4 septembre au Théâtre du Passage, à Neufchâtel (CH)
  • Le 17 et 18 septembre au festival Cergy Soit !, à Cergy Pontoise (95)

Perikoptô, de La Débordante

Auto-édité, prix libre

Écriture et mise en scène : Héloïse Desfargues et Antoine Raimondi

Avec : Audrey Mallada, Julien Prevost, Toma Roche et Charlotte Marquardt

Durée : 1 h 15

Tournée

  • Du 22 au 25 juillet à 10 h 50, Internat St-Charles, 15 rue Leschenault de la Tour au Festival Chalon dans la Rue, à Chalon-sur-Saône (71)
  • Le 11 septembre, festival « Où va l’Indien » à St-Genest-Lerpt (42)
  • Du 17 au 19 septembre au festival Cergy Soit !, à Cergy Pontoise (95)
  • Les 12 et 13 novembre, La Passerelle, Gap (05) en version salle

Dans le cadre du festival Scènes de rue • 68100 Mulhouse

Du 15 au 18 juillet 2021

Gratuit


À découvrir sur Les Trois Coups :

☛ Billion Dollar Baby, d’Audrey Vernon, par Stéphanie Ruffier

☛ Le Cabaret Lip, Cie L’OCCasion, par Stéphanie Ruffier

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