« Points de non retour [Quais de Seine] », d’Alexandra Badea, Théâtre Benoît-XII, à Avignon

« Points de non retour [Quais de Seine]» d’Alexandra Badea © Christophe Raynaud De Lage / Festival d'Avignon

À nos fantômes

Par Juliette Nadal
Les Trois Coups

Face aux silences de l’Histoire, que faire, que dire, qui ne nous renvoie perpétuellement à notre propre impuissance ? Ce second volet de la trilogie « Points de non retour » d’Alexandra Badea prend cette question à bras le corps et nous emmène dans une quête réparatrice. 

Avec une grande humilité, tapant en silence sur le clavier de son ordinateur une lettre dont le texte est projeté sur un voile, Alexandra Badea explique le point de départ de sa pièce. Trois phrases, énoncées par une anonyme sur l’histoire de sa famille, ont servi de détonateur. Il faut beaucoup de courage, de volonté ou de désespoir pour accepter de descendre dans un tunnel si profond et en explorer les ténèbres.

Car derrière le voile noir, il y a le massacre de la manifestation pacifique des Algériens à Paris, le 17 octobre 1961. Les massacres de Sétif, en 1945. Et tous les traumatismes enfouis dans les secrets de famille, qui tissent les malheurs de génération en génération, depuis la décolonisation. Alexandra Badea endosse la responsabilité confiée lors de sa cérémonie de naturalisation : « assumer l’histoire de la France, avec ses moments de gloire et ses coins d’ombre. »

Les interstices de l’inconscient

Que peut le théâtre ? Donner une voix aux récits manquants, comme l’a fait Caroline Guiela Nguyen avec Saïgon ? Déclencher une catharsis comme Wajdi Mouawad avec Le Sang des promesses et Tous des oiseaux ? Opposer la poésie et la joie du jeu au désespoir, comme Lazare ? La jeune metteuse en scène d’origine roumaine invente un principe scénique efficace, qui fait vivre au spectateur une véritable expérience de réconciliation.

Deux espaces. À l’avant-scène, Nora, jeune femme longiligne vêtue de noir, et son thérapeute, un homme noir en habits clairs. Derrière le rideau de tulle – le voile du secret à lever ou l’espace de l’inconscient à explorer –, un cube surélevé représente au fur et à mesure différents lieux où se joue l’histoire d’Irène et de Younès.

Le fonctionnement est simple : selon un montage alterné, parfois en superposition, le spectateur suit les entretiens de Nora avec son thérapeute parallèlement aux scènes de la vie de Younès et d’Irène. Nora a voulu mourir, après avoir appris le massacre des Algériens à Paris, en octobre 1961. « Il y a quelque chose en moi qui prend feu. Une colère qui m’épuise. Je ne connais que cette colère ou le vide. » Irène et Younès, quant à eux, forment un couple tragique : l’un est Algérien, l’autre fille de colon. Ils s’aiment à une époque qui rend ce rapprochement impossible, une époque où l’on peut tuer des Algériens dans les rues de Paris et balancer leurs corps dans la Seine.

« Points de non retour [Quais de Seine]» d’Alexandra Badea © Christophe Raynaud De Lage / Festival d'Avignon
« Points de non retour [Quais de Seine]» d’Alexandra Badea © Christophe Raynaud De Lage / Festival d’Avignon

Triangulation

L’habileté réside dans la conception et le rythme du spectacle, qui reproduit les silences, les interrogations, les mystères et les révélations vécues par Nora au cours de sa thérapie, mais aussi les espaces mentaux où travaillent nos histoires. Alexandra Badea puise dans les découvertes de la psychanalyse, en particulier celles d’Anne Ancelin Schützenberger, qui montre comment sont tramées en nous les mémoires de nos ancêtres. La grande réussite est d’avoir trouvé une forme opérante, qui agit sur le spectateur et lui transmet une voie de pacification.

On sait infiniment gré à Alexandra Badea de nous soumettre cette possibilité de guérison face aux récits insoutenables, souvent portés sur la scène, mais laissant le spectateur dans un état de sidération ou de rage impuissante. Son théâtre nous relie à l’histoire et à nous-mêmes, grâce à une traversée intime portée par des acteurs à la hauteur du défi, offrant une triangulation essentielle entre la scène, le monde et le spectateur. Pour cette expérience profonde de la vie et du théâtre, un grand merci ! 

Juliette Nadal


Points de non retour [Quais de Seine], d’Alexandra Badea

Le texte est édité chez l’Arche

Texte et mise en scène : Alexandra Badea

Avec : Amine Adjina, Madalina Constantin, Kader Lassina Touré, Sophie Verbeeck, Alexandra Badea

Durée : 1 h 50

Présentation vidéo ici

Théâtre Benoît-XII• 12, rue des Teinturiers • 84000 Avignon

Dans le cadre du Festival d’Avignon

Du 5 au 11 juillet 2019 à 22 h, le 12 juillet à 15 h

De 10 € à 30 €

Réservations : +33(0)4 90 14 14 14

Tournée :


À découvrir sur Les Trois Coups :

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☛ Inflammation du verbe vivre, de Wajdi Mouawad, par Alexandra Badea

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