« Quartiers libres », de Nadia Beugré, le Tarmac à Paris

Quartiers libres © Boris Hennion

Un quartier où il ne fait pas bon séjourner

Par Anne Cassou-Noguès
Les Trois Coups

« Quartiers libres » est un solo de Nadia Beugré. Pourtant, la danseuse – et chanteuse – n’est pas seule en scène. Le public est invité à envahir l’espace de jeu. Il est alors systématiquement malmené et déstabilisé par une forme chorégraphique d’une rare violence.

La pièce joue sur les interdits et la nécessité de les renverser. Ainsi, le public s’avance timidement sur le plateau, longeant les murs, cherchant un recoin où s’installer, perdu dans un espace qui n’est pas le sien, inquiet à l’idée de gêner. Alors qu’il est autorisé à faire ce qu’on lui interdit d’habitude, il n’ose profiter de sa liberté. Seuls quelques spectateurs s’affranchissent de la contrainte, mais ils le font de manière spectaculaire, se sachant regardés. Ils prennent finalement la place de la danseuse avant qu’elle n’entre en scène. Cela souligne une nouvelle fois à quel point il est compliqué pour le spectateur de s’approprier un lieu qui lui est habituellement refusé, même quand il a « quartier libre ».

Un combat, toujours, une victoire, jamais

Quand Nadia Beugré entre finalement en scène, c’est un d’abord un soulagement pour le public. Il n’est plus obligé de se regarder : il peut enfin tourner son attention vers ce qui doit être vu. Pourtant, la danseuse se moque des attendus. Trébuchant sur de hauts talons, le visage caché par des cheveux mal peignés, elle entonne un chant, ou plutôt des fragments d’une chanson, d’une voix chancelante. Il s’agit de Malaika de Myriam Makeba, chanteuse sud-africaine, qui lutta contre l’apartheid. Il est encore question d’interdits à combattre. Mais de même que Nadia Beugré nous a fait sentir qu’il est difficile de s’emparer de la liberté quand elle nous est offerte, elle nous refuse un chant triomphal. Hésitation et fragilité président à la bataille.

Le spectacle développe ensuite cette image d’un éternel combat. Rien n’est jamais acquis. La danseuse trouve une scène, elle s’élance dans une chorégraphie endiablée, mais très vite, elle s’empêtre dans le fil de son micro. Elle doit chercher encore. Ses gestes sont fulgurants, son énergie brutale, mais elle ne cesse de se heurter à des murs, à des parois, à des obstacles comme les bouteilles d’eau en plastique, vides, qui viennent enserrer son corps.

La colère de la chorégraphe fuse dans toutes les directions : surconsommation, gâchis, tabous… Elle s’insurge en particulier contre le regard porté sur les femmes, tantôt considérées comme de simples objets sexuels, tantôt chargées de responsabilités démesurées. On retiendra à cet égard l’image très forte de Nadia Beugré mangeant un sac-poubelle, au bord du vomissement.

La violence contre le spectateur

La rage qui anime la danseuse ivoirienne est telle qu’elle finit par déborder sur le public qui en est sans cesse la victime. Qu’il soit déstabilisé, privé de son confort (à la fois physique et moral), soit, mais dans ces Quartiers libres, il est constamment agressé. Dès le début de la représentation, Nadia Beugré lui tend le micro, et la lumière se tourne éblouissante vers un spectateur, qui ne sait s’il doit chanter. L’agression se fait plus nette par la suite. Prisonnière des fils de son micro, la danseuse, essoufflée, vient baver sur les spectateurs qui sont restés près d’elle, qui ont accepté son invitation. Elle attend d’eux qu’ils lui ôtent ses chaînes : incompréhension, peur de mal faire, refus de se laisser embrigader, les spectateurs résistent, et la scène dure très longtemps. Chacun de ceux que Nadia Beugré sollicite est éclairé, offert aux regards des autres. Quand, finalement, une spectatrice la débarrasse des fils du micro, la chorégraphe revient vers ceux qu’elle a d’abord sollicités et leur jette avec dédain le câble aux pieds, comme s’ils étaient au service de l’oppression.

On pourrait multiplier les exemples qui montrent que non seulement le public n’est jamais à l’abri, tranquille, ce que l’on conçoit, mais qu’il est méprisé, violenté. Bien sûr, on ne saurait comparer cette violence à celles qui sont infligées aux femmes dans le monde, aux viols, aux excisions, aux coups portés au quotidien… Toutefois, on est en droit de se demander si on ne peut critiquer la violence que par la violence. Ne peut-on pas faire confiance au public et supposer qu’il peut comprendre et réagir sans être lui-même agressé ? Le pouvoir du théâtre n’est-il pas précisément de nous confronter au mal et aux passions les plus fortes, tout en nous épargnant ?

On sort de Quartiers libres avec soulagement. On est heureux que ce soit terminé. Nadia Beugré est habitée d’une telle colère qu’elle ne se fait pas confiance et ne fait pas confiance à son public. Pourtant, les temps de danse à proprement parler sont éblouissants. L’énergie que dégage la danseuse, qui se heurte à elle-même et aux objets, qui ne parvient pas à trouver l’équilibre et la sérénité, disent mieux que toutes ses agressions le regard désespéré qu’elle porte sur le monde et la difficulté de s’y tenir debout, libre. 

Anne Cassou-Noguès


Quartiers libres, de Nadia Beugré

Chorégraphie et interprétation : Nadia Beugré

Costumes : Nadia Beugré

Dramaturgie : Boris Hennion

Création et régie son : Boris Hennion

Lumières, décors et régie générale : Laurent Bourgeois et Érik Houllier

Photo : © Boris Hennion

Composition du paysage sonore : Mathieu Grenier

Production déléguée : Latitudes Prod

Coréalisation : le Tarmac, Festival d’automne

Le Tarmac • 159, avenue Gambetta • 75020 Paris

Réservations : 01 43 64 80 80

Site du théâtre : www.letarmac.fr

Du mercredi 14 au samedi 17 octobre 2015, du mercredi au vendredi à 20 heures, samedi à 16 heures

Durée : 50 min

25 € | 12 €

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