« Réparer les vivants », d’Emmanuel Noblet, Théâtre des Sablons à Neuilly‑sur‑Seine

Submergée

Par Léna Martinelli
Les Trois Coups

Grand succès du Off d’Avignon 2015, « Réparer les vivants » continue sa tournée. Coup de cœur énorme pour un sujet de société finement traité par Maylis de Kerangal dans une remarquable adaptation et prestation d’Emmanuel Noblet.

« Devenir déferlement, devenir vague… » Sur sa planche, un jeune homme évoque l’exultation lorsque le rouleau l’emporte : la joie physique d’un corps dans la puissance de l’océan, l’adrénaline. Le pouvoir d’un cœur qui bat. Celui de Simon, dans la force de l’âge, et celui des spectateurs qui, portés par cette énergie vitale, sont d’emblée embarqués dans ce récit époustouflant. Le pouls bat la chamade, mais le surfeur vit là, intensément, ses derniers instants. En effet, peu après, c’est l’onde de choc : l’accident. Toutefois, la vie ne cesse pas pour autant. La transplantation cardiaque qui suit sauvera une femme.

Cette plongée dans le cœur humain, siège des émotions et de l’amour, est saisissante. Autour de ce drame transitent tous les degrés du sentiment amoureux, à commencer par l’amour des parents pour un enfant, le flirt entre Simon et Juliette, le désir ardent entre Cordélia et son amant, mais aussi l’amitié entre jeunes surfeurs, la passion des médecins pour leur métier, l’empathie de Thomas face aux parents, et puis cette générosité absolue du don d’organes.

Quels sont les enjeux techniques, humains, sociaux et éthiques ? Comment l’entourage doit gérer l’après ? Ce sujet sensible est traité en profondeur, en fournissant tous les points de vue, depuis les proches du défunt confrontés au choix (puisque leur fils n’a pas exprimé son avis de son vivant), jusqu’au défi relevé par le corps médical.

Traversée en solitaire

Si le livre est devenu un phénomène de librairie, Emmanuel Noblet réalise à peine le succès incroyable de son spectacle, dont c’était la 150e au Théâtre des Sablons, ce soir‑là. Déjà, quelle mise en danger que de porter ce projet seul en scène, autour d’un sujet pas facile, a priori. Or, il a su convaincre, notamment, le Centre dramatique national de Rouen. Le soutien de l’auteur, le bouche-à‑oreille efficace, soutenu par des médias emballés, bref le triomphe, sont tout à fait justifiés.

Impressionnant, Emmanuel Noblet passe d’un rôle à l’autre avec aisance. Simon, les parents naufragés, les internes, le chirurgien à la main miraculeuse, mais encore « l’ambianceur de bloc » : tout en subtilité, il donne substance à cette galerie de personnages. En équilibre constant entre le conteur et l’acteur, l’émotion et la retenue, le saugrenu et la grâce, la vie et la mort. L’artiste rend aussi bien compte de la solitude que de l’incroyable chaîne humaine. Emmanuel Noblet a du souffle et… du cœur.

La mise en scène est rythmée et astucieuse. L’histoire se raconte rapidement, sans temps mort, sans pathos. On est malgré tout touché de bout en bout. Pour seul moyen, un plateau, deux chaises et un drap. Pourtant, on voit la mer, la rue, l’hôpital, depuis le bureau jusqu’au bloc opératoire. On ressent l’infiniment petit et l’immensité. Des voix off, des projections, de la musique donnent de l’ampleur au récit. En arrière-plan des images de ce qui vit dans un corps, jusqu’au grain de la peau et les larmes. L’alchimie agit remarquablement.

Enfin, l’adaptation tire finement parti de cette tragédie. La question de vie et de mort se joue en vingt‑quatre heures top chrono. L’unité de temps ajoute un suspens à la dramaturgie. Sous forme d’épopée, cette course contre la montre prend aussi des allures de conte philosophique. Si l’on y voit comment la complexe machine médicale se met en marche, on assiste également à un récit d’initiation, avec les combats intérieurs des proches, le sang-froid des médecins, la délicate opération. Et, après toutes ces épreuves, la transformation d’une douleur infinie en joie d’une renaissance.

Si les enjeux sont forts, le style est éblouissant. De manière affûtée et poétique, Maylis de Kerangal traite du sujet avec humour souvent, gravité parfois. Ce n’est jamais glauque ou sinistre. Injecté de pulsions vitales, tout au long du spectacle, le public fait d’ailleurs preuve d’une écoute quasi religieuse. Un ange passe.

« Enterrer les morts, réparer les vivants » : la formule est empruntée au Platonov de Tchekhov. Et tellement juste. Apporter de l’espérance de vie, gratuitement et sous anonymat : voilà de quoi célébrer l’existence, en procurant du sens à la mort, encourager et redonner confiance en l’humanité. On ressort de là bouleversé. Bref, submergé par l’émotion. 

Léna Martinelli


Réparer les vivants, d’après le roman de Maylis de Kerangal

Éditions Verticales, 2014

Adaptation, mise en scène et jeu : Emmanuel Noblet

Photos : © Aglaé Bory

Théâtre des Sablons • 70, avenue du Roule • 92200 Neuilly‑sur‑Seine

Réservations : 01 55 62 60 35

http://culture.theatredessablons.com/

Du 21 au 23 février 2017 à 20 h 30

Durée : 1 h 10

De 8 € à 16 €

Tournée

  • Du 2 au 11 mars 2017, tournée en Pays de la Loire organisée par le Grand T de Nantes (44)
  • Les 17 et 18 mars, au Lieu unique, Nantes (44)
  • Du 28 au 31 mars 2017, au Phénix, scène nationale de Valenciennes (59)
  • Du 19 au 23 avril 2017, au Théâtre Jean‑Vilar de Suresnes (92)
  • Le 29 avril 2017 à l’Archipel, Granville (50)

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