« Requiem », d’Anna Akhmatova et Benjamin Britten, Théâtre Gérard‑Philipe à Saint‑Denis

Stabat Sonia dolorosa

Par Élisabeth Hennebert
Les Trois Coups

Jean Bellorini, directeur de théâtre culotté, ose programmer deux « concerts-poésie » d’apparence difficile. Résultat : salle comble et ovation pour Sonia Wieder‑Atherton et André Markowicz.

Il y a des artistes qu’on ne réduit pas facilement au silence. Accablez de chaînes et de coups de fouet toute une population africaine et vous obtenez le blues. Enfermez dans une geôle uruguayenne le pianiste Miguel Ángel Estrella et il continue à exercer ses doigts sur un clavier muet. Assassinez les deux premiers maris d’Anna Akhmatova puis déportez son fils unique pendant dix‑huit ans en Sibérie : elle invente dans sa tête des poèmes, dont elle ne conserve la mémoire qu’en les récitant avec quelques amies, jusqu’à la fin de la dictature stalinienne.

La file d’attente fut l’une des expériences les plus communes et les plus quotidiennes du peuple soviétique des années vingt aux années quatre‑vingt. On faisait la queue pour du pain, pour de la viande, pour des habits, mais aussi, moins connu du public étranger, devant les prisons de Leningrad ou d’ailleurs, pour quémander une quelconque information sur un proche subitement « disparu » en pleine nuit. Requiem est né pendant les dix‑sept mois (quasiment deux grossesses) que la poétesse passa devant la prison des Croix à Leningrad, à attendre des nouvelles de son enfant. Staline lui avait fait comprendre qu’elle pourrait obtenir sa libération moyennant une Ode au Petit Père des peuples. Elle répondit par le mutisme apparent et, en secret, par cette dizaine de courts textes en prose ou versifiés, destinés à honorer cette autre commande – celle de sa voisine de queue : « Et de çà, vous pourrez parler ? ». Sacrée bonne femme !

Un spectacle en forme de mémorial

Autant par son contenu poignant que par sa genèse inhabituelle, ce recueil poétique nous convie à la réflexion sur la transmission des mots, par oral, par écrit, par traduction ou par récitation en langue originale. Associé à la partition composée par Britten pour Rostropovitch à partir de thèmes russes, populaires ou liturgiques, il dialogue avec le violoncelle pour créer d’étonnantes variations sur le rauque et le tendre, le cri inarticulé et le polyphonique. La virtuose et élégante Sonia Wieder‑Atherton fait converser son instrument avec les enregistrements de la voix d’Akhmatova en personne et avec la magnifique diction d’André Markowicz qui est bien davantage qu’un traducteur.

Ce concert-poésie n’est pas un spectacle. C’est un rituel obéissant à l’injonction biblique du « Souviens-toi » et qui rend leur voix aux disparus par centaines de la dictature soviétique, mais aussi de toutes les autres. C’est la célébration du destin des mères, face à « un jour radieux et une maison déserte » 1, l’évocation du nid vide et de la nature qui, tout autour de nos tragédies personnelles, continue de bourdonner. Enfin, c’est bien plus qu’un moment élitiste pour public restreint de Russes, russophones et russophiles. Le succès remporté par ce coup d’essai montre qu’il mériterait d’être réitéré. Une soirée comme celle‑ci, et les morts ne sont plus tout à fait morts. 

Élisabeth Hennebert

  1. C’est le vers le plus célèbre du « Verdict », 7e poème de Requiem.

Requiem, poèmes d’Anna Akhmatova et Suite pour violoncelle seul no 3, opus 87 de Benjamin Britten

Concert‑poésie en français et en russe

Violoncelle : Sonia Wieder‑Atherton

Traduction et lecture : André Markowicz

Photo de une : © Marte Lemelle

Théâtre Gérard-Philippe • 59, boulevard Jules‑Guesde • 93200 Saint‑Denis

Billetterie : 01 4 13 70 00

www.theatregerardphilipe.com

Métro : Saint-Denis-Basilique (ligne 13) ou R.E.R. D Saint‑Denis

Dimanche 15 janvier 2017, à 15 h 30

Tarifs : 23 €, 17 €, 12 € et 6 €

Durée : 1 heure

Et aussi Leur Odyssée, conception et violoncelle : Sonia Wieder‑Atherton, Théâtre Gérard‑Philippe de Saint‑Denis, du 20 au 22 janvier 2017

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