« Rêves », de Wouajdi Mouawad, Studio‑Théâtre d’Asnières

« Rêves » © D.R.

Attention, surdoués !

Par Olivier Pansieri
Les Trois Coups

Dernier volet de la carte blanche donnée par le Studio-Théâtre d’Asnières à deux de ses anciens élèves. Après « Célébration » de Harold Pinter par Alexandre Zeff, voici « Rêves » de Wajdi Mouawad par Igor Mendjisky. Mise en scène très inspirée de cette balade funambule au pays des morts. Igor rencontre Wajdi. Si je ne savais pas que la perfection n’est pas de ce monde, je dirais que, là, on la frôle de près.

Un jeune auteur, Willem, loue une chambre pour y écrire, sans doute un roman. L’hôtelière explique qu’on est hors saison, qu’il ne sera donc pas dérangé. Sauf par elle-même, mais alors, comme on le verra, pratiquement toute la nuit ! C’est que la dame a envie de causer. Seulement, elle n’est pas la seule à rendre visite au jeune homme. Il y a aussi ses personnages, ou plutôt son personnage (Soulaymân), sous diverses formes qui tentent de s’imposer à lui. D’autres, au contraire, qui semblent n’avoir rien à faire là : une fille en tutu élimé et un chef inca.

Tout ce petit monde occupe l’espace de cette chambre noire où le verbe va révéler à la fois l’œuvre du jeune homme et la vie de l’hôtelière. Mendjisky a judicieusement disposé ces spectres derrière un tulle où ils attendent, sagement assis sur des chaises, qu’on les éclaire pour apparaître. Ce qui se produit régulièrement du fait d’une minuterie absurde, une des trouvailles de la pièce. Pour l’instant, seuls la fille en tutu, le chef inca et un jeune type coiffé d’un chapeau ont le droit de se balader dans la tête, pardon dans la chambre de Willem. Le type en chapeau s’appelle Isidore (Ducasse) en hommage à Lautréamont, qui, lui, hante Mouawad ainsi que cette Passion profane sur le deuil. C’est Arthur Ribo qui prête à Isidore sa « pêche » survoltée. Aucun doute, il casse la baraque dans ce rôle de D.J. du mental. Mais, dans le genre, Igor Mendjisky n’est pas mal non plus. Mouawad a trouvé un frère, ou l’inverse.

Et il le faut pour aborder cette œuvre aussi rageuse que faussement déconnante. Car bientôt tout le monde rapplique, dans cette maudite chambre ! Ce qui donne lieu à un de ces contrepieds farceurs dont l’auteur a le secret. « Je tiens à vous rappeler à tous, ici, que, de vous tous, je suis le seul à exister ! » s’écrie Willem à bout. S’ensuit une dispute loufoque entre les personnages, plaisamment conclue par l’un d’eux : « Je ne peux pas exister dans ces conditions ! ». Anouilh avait de ces feintes désinvoltures avant d’asséner ses coups. Ceux de Mouawad n’ont rien à lui envier. Ils visent bien sûr les guerres, les vraies comme les imaginaires, le silence de Dieu comme celui apparent du monde, qu’incarne l’hôtelière. Imprécations proférées par les Soulaymân, tant filles que garçons, dans la langue puissante et lyrique du poète canadien. Des textes tous irradiés par la sainte colère qui l’anime. On ne présente plus Mouawad.

Résistons à l’envie idiote d’établir un palmarès dans cette étrange audition que Willem fait alors passer à ses personnages. Tant Jenny Mutela dans la femme immobile qu’Estelle Vincent dans la femme décapitée, Clément Aubert dans l’homme écroulé, Thibault Joulié dans l’homme ensanglanté ou Romain Joutard dans l’homme silencieux, tous donnent corps et âme au poème, car c’en est un. Un poème fait de leurs joutes réglées au rasoir par ce metteur en scène « débutant » d’une maturité sidérante. Le tout ponctué de pantomimes, elles aussi savamment réglées par Esther Van den Driessche, au son de la darbouka de l’homme pas si silencieux que ça. Mouawad avait prévu une flûte. Avec tout le respect que je lui dois, Mendjisky a bien fait de lui préférer cette percussion. Romain Joutard en tire des effets extraordinaires. La perfection vous dis-je, ou peu s’en faut.

Dialogue donc entre le réel et l’imaginaire. Un réel (disons l’hôtelière) qu’incarne une Isabelle Habiague époustouflante de vérité. Comme toujours chez Mouawad, les choses sont en effet moins simples qu’elles n’en avaient l’air. Ce réel aura donc lui aussi ses chimères incarnées par Esther Van den Driessche (la femme emmurée) et Arnaud Pfeiffer (l’Aurican), remords, mauvais souvenirs… de cette veuve qui va perdre un fils. Isabelle Habiague lui prête sa grâce hésitante. Elle nous conduit par la main dans le sombre corridor de sa mémoire endolorie. C’est inoubliable.

En face d’elle, Igor Mendjisky réussit le tour de force d’être à la fois un Willem habité et le metteur en scène fécond et brillant de ce Rêves imparable. Du sable jeté au sol pour dire le rivage aux plumes qui volent autour de cette ombre de danseuse, en passant par les corps enfin barbouillés de sang de façon réellement justifiée, les costumes justes et drôles de May Katrem, ou la lumière miraculeuse de Thibault Joulié, tout est d’une simple et suprême beauté. Mes enfants, quel spectacle ! Il sera comme de juste repris, au Mouffetard cet automne. Guettez-le (ici par exemple) et surtout ne le ratez sous aucun prétexte ! 

Olivier Pansieri


Rêves, de Wajdi Mouawad

Cie Les Sans Cou

www.lessanscou.com

Mise en scène : Igor Mendjisky

Assistant : Thibault Joulié

Avec : Isabelle Habiague, Igor Mendjisky, Arthur Ribo, Thibault Joulié (Imer Kutlovci *), Romain Joutard (Raphaël Charpentier *), Esther Van den Driessche, Estelle Vincent, Clément Aubert, Jenny Mutela, Arnaud Pfeiffer (Romain Cottard *) (*en alternance)

Chorégraphie : Esther Van den Driessche

Décor : Ghislain d’Orglandes

Lumière : Thibault Joulié

Régie : Xavier Lescat

Photo : © D.R.

Production la compagnie Les Sans Cou, en coréalisation avec le Studio-Théâtre d’Asnières

Avec le soutien du Jeune Théâtre national et de l’Atelier-théâtre Actuel

Reprise au Théâtre Mouffetard : du 26 novembre 2009 au 9 janvier 2010

www.studio-asnieres.com

Studio-Théâtre • 3, rue Edmond-Fantin • 92600 Asnières

Métro : Gabriel Péri, ligne 13 Asnières-Gennevilliers, gare S.N.C.F. d’Asnières

Réservations : 01 47 90 95 33

Du mardi 26 au samedi 30 mai 2009 à 20 h 30, dimanche 31 mai 2009 à 15 h 30

Durée : 1 h 30

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