« Six personnages en quête d’auteur », de Luigi Pirandello, Théâtre national populaire à Villeurbanne

« Six personnages en quête d’auteur » © Jean-Louis Fernandez

Fin de partie
ou éternel retour ?

Par Michel Dieuaide
Les Trois Coups

Dès ses années de lycée, Emmanuel Demarcy-Mota se passionne pour « Six personnages en quête d’auteur », œuvre majeure du dramaturge italien Luigi Pirandello. Actuel directeur du Théâtre de la Ville et du Festival d’automne à Paris, il présente au Théâtre national populaire à Villeurbanne sa troisième mise en scène de cette pièce. La magie du théâtre est au rendez-vous.

Très simplement résumé, Six personnages en quête d’auteur, c’est du théâtre à propos du théâtre dans un théâtre devant un public de théâtre. Sur le plateau, deux groupes s’opposent. D’abord, une troupe d’acteurs dirigée par un metteur en scène autoritaire en panne de répertoire. La pièce mise en répétition déçoit, et sa médiocrité empêche les comédiens d’entrer dans leurs rôles. Ensuite, surgit, comme une apparition magique, une famille recomposée et décomposée de personnages de la « vraie vie » qui sont en quête d’un auteur capable de les aider à sortir du chaos de leurs relations.

L’affrontement est lancé, soutenu par une scénographie et des lumières malignes et efficaces. Un praticable mobile en forme de ring, des rideaux blancs aux multiples cadrages, des chaises noires délimitant le territoire de chaque camp, une petite table de mise en scène encastrée parmi les spectateurs, des panneaux colorés, des perches et des projecteurs à vue, tout contribue à avouer la technique de la scène. Une vertigineuse mise en abyme commence. Qu’est-ce que jouer ? Enfiler le vêtement d’un autre le temps d’une représentation puis redevenir soi-même une fois le costume raccroché. Qu’est-ce qu’un personnage ? Une construction consciente élaborée par un acteur de métier ou l’irruption imprévue d’une femme ou d’un homme cherchant à dire sa vérité. Qu’est-ce que le théâtre ? Cette inlassable oscillation entre les miracles fabriqués de l’illusion ou l’exposition impudique d’une réalité venant du dehors.

Par modestie, on arrêtera là les questions tant, depuis sa création mouvementée en 1921, Six personnages en quête d’auteur a suscité de commentaires. Les gloses philosophiques, psychanalytiques ou dramaturgiques ont fait de ce texte une œuvre incontournable du xxe siècle au point parfois d’escamoter l’intérêt de ses mises en théâtre successives.

Trois moments superbes

C’est pourquoi ici, sans prétendre ajouter quelque observation inédite, on prendra un plaisir de spectateur à évoquer dans le désordre de la mémoire sensible trois moments superbes de la réalisation d’Emmanuel Demarcy-Mota. Son pari était risqué en raison des rides historiques qui creusent dans certains cas cette pièce-manifeste datée.

Citons d’abord le rôle de la Petite Fille (Malou Guille), poupée maquillée comme sont fardés les défunts exposés dans une maison funéraire. Image d’une Ophélie pour celle qui mourra noyée comme l’héroïne shakespearienne. Pirandello l’a écrite muette. Le metteur en scène lui fait chanter une bouleversante berceuse qu’interprétait Jacques Douai : File la laine. Les dernières paroles sont : « Ouvre la page à l’éternel retour ». Magnifique complément pour cette enfant semblant revenue des limbes comme toute sa famille de vrais-faux personnages.

Autre instant de forte émotion. Le directeur du théâtre interrompt brutalement sa répétition et entraîne vers un monte-charge père, mère fils, belle-fille et petits-enfants adultérins pour un court voyage sous la scène. Nouvelle descente aux enfers. Image saisissante à leur retour, qui confirme sans un mot que décidément cette parentèle est condamnée pour l’éternité à un tragique destin.

Obtenir une chance d’exister

Se souvenir ensuite de la Belle-Fille (Valérie Dashwood), victime révoltée d’un probable inceste. Longiligne beauté à la sensualité virevoltante, elle lutte farouchement pour faire éclater toutes les contradictions inscrites dans l’opposition entre la vie vraie et la vie réinventée au théâtre. Son obstination à montrer ses seins nus, preuve tangible du viol par son père, la rend douloureusement et triomphalement présente. Au milieu d’une famille désemparée et tétanisée, elle semble avoir juré de s’éblouir pour obtenir une chance d’exister.

Retenir enfin le stupéfiant duo interprété par Alain Libolt, le Directeur, et Hugues Quester, le Père. Ils se livrent un combat sans merci. L’un a sa légitimité dans et hors du théâtre, fonction oblige. L’autre n’a que celle improbable de vouloir imposer la prééminence d’une vérité fictive cherchant à s’incarner. Tous deux partagent la même disposition pour la tyrannie. Ennemis d’abord, ils deviendront un temps complices. Impressionnants par la variété de leurs registres corporels et vocaux, ils créent, pour Alain Libolt, quelque chose qui a à voir avec la finesse et la dangerosité d’une lame ; pour Hugues Quester, quelque chose d’apparenté à la rondeur et à la perversité d’un chat. Leur confrontation s’achèvera par un nul amer. Le Directeur avouera avoir encore perdu une journée. Le Père, devenu une ombre projetée, s’évanouira.

Ces quelques choix ne doivent pas masquer qu’Emmanuel Demarcy-Mota, bien sûr, mais aussi l’ensemble de la troupe, techniciens compris, ont réussi à dépasser les limites du théâtre pirandellien. Ils offrent en effet au public un rêve moderne fortifiant le plaisir qu’il prend au partage d’un art de la représentation qui n’oublie pas de le représenter lui-même. 

Michel Dieuaide

Autres mises en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota :

« Ionesco suite », création collective d’après Eugène Ionesco, festival Mettre en scène, 17e édition (critique 5), T.N.B. à Rennes

« Victor ou les Enfants au pouvoir », de Roger Vitrac (critique), Théâtre de la Ville à Paris

« Rhinocéros », d’Eugène Ionesco (critique), Théâtre de la Ville à Paris

« Wanted Petula », de Fabrique Melquiot (critique), Théâtre des Abbesses à Paris

« Casimir et Caroline », d’Ödön von Horváth (critique), Théâtre de la Ville à Paris


Six personnages en quête d’auteur, de Luigi Pirandello

Traduction : François Regnault

Théâtre de la Ville • 2, place du Châtelet • 75004 Paris

Site : www.theatredelaville-paris.com

Mise en scène : Emmanuel Demarcy-Mota

Avec : Hugues Quester (le Père), Alain Libolt (le Directeur), Valérie Dashwood (la Belle-Fille), Sarah Karbasnikoff (la Mère), Stéphane Krähenbühl (le Fils), Walter N’Guyen (l’Adolescent), Malou Guille et Fantine Laurent en alternance (la Petite Fille), Céline Carrère (Madame Pace)

Charles‑Roger Bour, Sandra Faure, Olivier Le Borgne, Gaëlle Guillon (les Acteurs)

Gérard Maillet (le Régisseur), Pascal Vuillemot (le Machiniste), Jauris Casanova (l’Assistant et le Souffleur)

Assistant à la mise en scène : Christophe Lemaire

Scénographie, lumière : Yves Collet

Musique : Jefferson Lembeye

Costumes : Corinne Baudelot, assistée d’Anne Yarmola, Élisabeth Cerqueira, Melisa Leoni

Maquillages : Catherine Nicolas

Construction décor : Espace et Compagnie

Photo : © Jean-Louis Fernandez

Production : Théâtre de la Ville-Paris

Coproduction : Les Théâtres de la Ville de Luxembourg

Théâtre national populaire • 8, place Lazare-Goujon • 69627 Villeurbanne cedex

Réservations : 04 78 03 30 00

Site du théâtre : www.tnp-villeurbanne.com

Du 15 novembre au 25 novembre 2014, du mardi au samedi à 20 heures, les dimanches à 16 heures

– Métro : ligne A, arrêt Gratte-Ciel

– Bus : C3, arrêt Paul-Verlaine ; bus lignes 27, 69 et C26, arrêt Mairie-de-Villeurbanne

– Voiture : prendre le cours Émile-Zola jusqu’aux Gratte-Ciel, suivre la direction hôtel de ville

Par le périphérique, sortie Villeurbanne-Cusset / Gratte-Ciel

Durée : 1 h 50

24 € | 20 € | 11 €

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