« Tartuffe », de Molière, Ateliers Berthier à Paris

« Tartuffe » © Thierry Depagne

Un « Tartuffe » intime

Par Hélène Caune
Les Trois Coups

Dans la salle des Ateliers Berthier du Théâtre de l’Odéon, le « Tartuffe » de Luc Bondy donne corps à une famille tourmentée par Micha Lescot, formidable dans le rôle-titre.

Avec ce Tartuffe, Luc Bondy renouvelle la mise en scène de cette pièce, qu’il avait présentée en allemand, et en prose, au Burgtheater de Vienne en 2013. Pour le Théâtre de l’Odéon, qu’il dirige, il monte Tartuffe dans la langue de Molière. C’est aux vers qu’il donne cette fois une résonance en s’appuyant sur une troupe de comédiens remarquables.

L’espace de la scène héberge un décor harmonieux de Richard Peduzzi, décorateur et scénographe de Patrice Chéreau, récemment disparu. C’est dans ce foyer, qui donne une couleur contemporaine à ce Tartuffe, que fermentent les germes de la confusion. Le spectateur découvre l’appartement cossu d’Orgon et Elmire en s’installant dans la salle. Très graphique, le vaste plan d’un carrelage à grands damiers noir et blanc figure l’espace central de la « salle basse » prévue par Molière. C’est là que l’on trouve la famille attablée au petit déjeuner dans une scène d’ouverture qui nous fait voir leur vie quotidienne. Une vie relativement banale mais déjà troublée par la présence de Tartuffe, dont on parle mais qu’on ne voit pas. Nous sommes ainsi témoins, avant même le début du spectacle, de l’intimité de cette famille dont l’équilibre et les projets sont bouleversés par la nouvelle obsession du père de famille pour un jeune arriviste, dont l’hypocrisie et l’emprise sont le sujet de la pièce.

De lourds rideaux de velours permettent de rétrécir l’espace scénique des scènes les plus intimes. Ces rideaux permettent aussi aux servantes de mieux écouter aux portes. À l’étage, en fond de scène, le couloir qui mène aux chambres est un lieu de circulation des personnages.

La dimension religieuse

Un puits de lumière venu du plafond éclaire principalement la scène. Cette lumière presque divine, que l’on doit à Dominique Bruguière, autre proche de Patrice Chéreau, rappelle l’importance de la dimension religieuse de la pièce de Molière et sur laquelle Luc Bondy insiste finalement assez peu. En 1995, Ariane Mnouchkine en faisait une dimension centrale de sa mise en scène, transposant le temps et l’espace de la fable dramatique dans un Moyen Orient où règnent les mollahs.

Il y aurait pourtant toujours à dire aujourd’hui sur la foi et la religion, essentielles dans la pièce. Mais plutôt qu’à la croyance religieuse, Bondy s’intéresse surtout à la foi en l’autre, à la manière dont Orgon abandonne sa vie, ses choix et ses priorités à plus jeune que lui. Son spectacle traite de l’emprise dont l’origine est dans la dimension psychologique du pouvoir que l’un (Tartuffe) exerce sur l’autre (Orgon). Plus qu’à partir de la religion ou de la structure sociale, c’est à travers la famille que Luc Bondy explore les rapports de pouvoir entre les individus. Mais ce n’est pas seulement de pouvoir qu’il s’agit. Bondy montre bien que Tartuffe n’oblige pas Orgon, il ne le contraint pas. C’est plutôt Orgon qui vient à lui. Le spectacle met l’accent sur les stratégies de manipulation de Tartuffe qui profite de la confondante naïveté avec laquelle Orgon se laisse aveugler. Il donne à voir différentes facettes du narcissisme, celui de Tartuffe, égoïste et redoutable calculateur, et celui d’Orgon, qui se laisse flatter pour mieux se sentir exister.

L’intrusion du parasite qu’est Tartuffe vient ronger de l’intérieur une famille qui, jusque-là, faisait corps et ne tarde pas à se fissurer. Déployées par Micha Lescot, les armes de la séduction, de la duplicité et du machiavélisme permettent à son Tartuffe de prendre le pouvoir.

Remarquable direction d’acteurs

La cohérence qui lie les comédiens doit peut-être beaucoup à l’aventure du projet de Patrice Chéreau qui devait monter, avec certains d’entre eux et pour le Théâtre de l’Odéon, Comme il vous plaira de Shakespeare. Chéreau ne peut être remplacé, mais cette troupe continue d’exister.

Dans cette pièce de Molière en cinq actes, on ne fait que parler de Tartuffe, mais ce dernier n’entre en scène qu’au troisième acte. Puisque le corps est au cœur de la mise en scène de Bondy, on ne peut que souligner l’air de grande tige souple caractéristique de Micha Lescot. Il arrive sur scène pieds nus, les mains dans les poches d’un costume noir ajusté. Un peu désinvolte, un brin désabusé, ce Tartuffe à lunettes a l’intelligence poignante du jeune homme cynique. Brillant calculateur, largement séducteur, il parvient facilement à prendre emprise sur l’influençable Orgon tout en convoitant sa femme. En finesse et en profondeur, Micha Lescot donne une personnalité complexe au rôle-titre.

Accompagné de l’aérien Lescot, le plus rond Gilles Cohen, très juste en bon père de famille aveuglé, traîne son attaché-case et sa bonhomie et fait d’Orgon un personnage attachant, un peu naïf mais pas méchant. Clothilde Hesme campe une Elmire en robe de soie, fourrure et talons hauts. Dans la pièce, la scène centrale est celle où la réalité d’Orgon va s’écrouler. C’est Elmire qui pousse Tartuffe à lui déclarer sa passion pour que son mari, Orgon, caché sous la table, se rende à l’évidence de l’imposture de son protégé. Dans cette scène, le croisement de jambes d’Elmire a peu de choses à envier à celui de Sharon Stone dans Basic Instinct et ne peut laisser Tartuffe indifférent. Clothilde Hesme donne à Elmire un comportement de diva et éclaire un peu l’ambiguïté de sa relation avec Tartuffe. Le Tartuffe de Bondy est définitivement plus sexuel et libidineux que dévot.

Seconds rôles subtils

La justesse des acteurs ne se limite pas aux premiers rôles. Les seconds sont tout aussi subtils, notamment Laurent Grévill, qui incarne un Cléante à l’esprit vif mais impuissant face à l’aveuglement de son beau-frère Orgon. Damis, le fils d’Orgon, est le personnage le moins dupe de l’hypocrisie de Tartuffe. Pierre Yvon montre que, malgré la clairvoyance du personnage, le fils n’a aucune chance d’être écouté par son père qui va jusqu’à le déshériter. Mariane, la fille d’Orgon, est amoureuse de Valère (joué par Yannik Landrein, qui donne de la sympathie à ce personnage du jeune amoureux peu expérimenté) mais promise par son père à Tartuffe, qui n’en veut pourtant pas. Avec sa blouse rose poudré, ses bas couleur chair, ses ballerines vernies et ses longs cheveux soyeux sagement coiffés, Victoire Du Bois fait de Mariane une jeune fille rangée mais vive d’esprit.

Françoise Fabian campe une Madame Pernelle douce et forte. En mettant la grand-mère dans un fauteuil roulant, Bondy la rend immobile, peut-être pour mieux souligner à quel point c’est son enthousiasme pour la personne de Tartuffe qui l’anime. Diminué, le corps de Madame Pernelle n’est pourtant pas figé. Les servantes la rendent ondoyante en faisant décrire à son fauteuil roulant des courbes harmonieuses, parfois saccadées. La comédienne Lorella Cravotta donne un peu d’espièglerie au personnage de Dorine et Léna Dangréaux apporte une touche d’humour dans le rôle de la servante avide de secrets glanés aux portes.

En écho à la scène d’ouverture pendant laquelle la famille d’Orgon prenait son petit déjeuner, la fin heureuse proposée par Molière réunit les mêmes personnages à l’heure du dîner. Après la tourmente, les apparences, au moins, semblent rentrées dans l’ordre. Tous fredonnent, soulagés. Sauf Orgon qui, lui, n’a même plus goût à un verre de vin. 

Hélène Caune


Tartuffe, de Molière

Mise en scène : Luc Bondy

Avec : Gilles Cohen, Lorella Cravotta, Léna Dangréaux, Victoire Du Bois, Françoise Fabian, Jean‑Marie Frin, Laurent Grévill, Clothilde Hesme, Yannik Landrein, Micha Lescot, Yasmine Nadifi, Fred Ulysse, Pierre Yvon

Décor : Richard Peduzzi

Costumes : Eva Dessecker

Lumières : Dominique Bruguière

Maquillage / coiffure : Cécile Kretschmar

Conseillers artistiques : Vincent Huguet, Geoffrey Layton

Assistante au décor : Clémence Bezat

Assistante aux costumes : Marie Odin

Assistante à la lumière : Cathy Pariselle

Photo : © Thierry Depagne

Ateliers Berthier • 1, rue André-Suares / 14, boulevard Berthier • 75017 Paris

Réservations : 01 44 85 40 40

Site du théâtre : www.theatre-odeon.eu

– Métro : ligne 13, arrêt Porte-de-Clichy

– R.E.R. : ligne C, arrêt Porte-de-Clichy

– Bus : PC3 ; lignes 138, 173, 54, 74, N15, N51

Du 26 mars au 6 juin 2014, du mardi au samedi à 20 heures, le dimanche à 15 heures

Durée : 1 h 55

36 € | 20 € | 13 €

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