Trois spectacles sur la famille, La Manufacture et le Gilgamesh, festival Off à Avignon

« Vu d’ici » d’Alexis Armengol © Romain Tiriakan

Familles, comme chants de batailles

Par Laura Plas
Les Trois Coups

Comment parler de / avec ses proches au-delà de ce qui nous a séparés d’eux : le temps, les rancunes ou la maladie ? Trois spectacles que nous avons vus tentent d’y répondre par un travail sur les voix narratives… avec plus ou moins de finesse.

Rachel-Danser avec nos morts de la Cie By Collectif mise sur la choralité avec sept comédiens au plateau. Rachel se marie et toute la famille, y compris un fantôme, s’est en réunie dans la maison qui a abrité jadis leur vie commune. C’est l’occasion d’un grand déballage où chacun cherche à caser son récit. Il y a la mère égocentrique, le père impuissant, la sœur suicidaire qui veut rester le centre du monde. La parole, éruptive, déborde, aussi excessive que cette galerie de personnages. L’histoire ne cesse de sortir des secrets de ses tiroirs.

« Rachel-Danser avec nos morts » de la Cie By Collectif © Piano’cktail
« Rachel-Danser avec nos morts » de la Cie By Collectif © Piano’cktail

Visiblement, certains spectateurs y trouvent leur compte… Mais cette pléthore narrative, ce va-et-vient continuel du rire aux larmes et aux cris, à laquelle répond de surcroît la saturation de l’espace de jeu (vidéo et décor) peut aussi finir par étourdir. On apprécie d’autant plus les moments où la scène laisse place à des temps d’apaisement, en particulier les interventions du personnage narrateur interprété avec justesse par Stéphane Brel. Dégraissée, la parole devient alors poétique et intime, et c’est, selon nous les moments où le spectacle est le plus convaincant.

Fraternité, conte radiophonique

À ceux à qui le bruit et la fureur ne conviennent pas, on conseillera l’intelligent Vu d’ici d’Alexis Armengol. La pièce met en scène deux frères : Stéphane et Frédéric. Enfants, ils se sont tant aimés et puis l’un a été diagnostiqué schizophrène. Des années après leur adolescence dévastée, ils s’aiment encore, mais c’est compliqué. Alors pour parvenir à s’entendre, au sens propre comme au figuré, ils enregistrent un podcast sur leurs souvenirs.

Nous assistons alors à quelques séances d’enregistrement – moments compliqués, parfois interrompus par la présence d’une agressivité latente. Construire un récit à deux voix, tout en ayant conscience que chaque point de vue est situé, est « d’ici », tel est l’enjeu. Il n’y a ainsi pas de monopole de la souffrance ou de la culpabilité. L’un a vécu l’épreuve de la différence, l’internement, l’autre est devenu – charge terrible – le gardien de son frère. Tous deux ont connu la peur.

« Vu d’ici » d’Alexis Armengol © Romain Tiriakan
« Vu d’ici » d’Alexis Armengol © Romain Tiriakian

Le texte procède par touches allusives. Par ailleurs, le casque que le spectateur peut mettre, à l’exemple des frères, lui permet d’entendre des nappes de sons qui lui font appréhender la réalité du plateau autrement. La création et la régie son de Quentin Dumay nous font ainsi ressentir ce que peut être le trouble du schizophrène, et, en général, la différence de perceptions entre frères.

Cet art de la suggestion se retrouve dans un texte peu démonstratif, non linéaire, qui permet au passé de s’engouffrer dans le présent, à l’humour de nimber des moments de tension ou de nostalgie. Il faut être attentif aux signes, à la scénographie, aussi, qui raconte la solitude et le désordre. Si on ajoute qu’Alexis Armengol a eu l’intelligence d’organiser les retrouvailles de deux fins interprètes, Alexandre Le Nours et Laurent Seron-Keller, pour rendre compte des retrouvailles fraternelles, on ne s’étonnera pas que le résultat soit si touchant.

Retrouver sa voix sous le palimpseste des récits

Quant à la compagnie Anima Motrix, elle relève le défi d’adapter après Thomas Ostermeier L’Histoire de la violence : rien de moins. Le roman d’Édouard Louis, autobiographique et polyphonique, relie la violence du viol subi par le narrateur, à celle, sociale et raciste, qu’ont subi son agresseur, Réda, et le père de ce dernier. D’autres voix, comme celle des amis d’Édouard et surtout celle de sa sœur Clara, traduisent la violence de se voir dépossédé de son histoire par les récits qu’en font les autres.

Pour exprimer cette polyphonie, Laurent Hatat et Emma Gustafsson mettent tout d’abord en scène trois comédiens dans un espace obscur et abstrait, qui fait penser à un miroir. Sur cette surface de réflexion, les paroles se heurtent et rebondissent. Par ailleurs, les comédiens occupent le plateau de manière concomitante. Le flux de paroles de Clara fait ainsi l’objet de commentaires sans concession de la part d’Edouard, et inversement, les scènes entre Réda et Edouard sont émaillées des réactions d’effroi ou de conseils de la sœur. Des voix enregistrées s’ajoutent pour traduire encore l’ensevelissement du silence traumatique d’Édouard sous le flot des paroles – qu’elles soient consolatrices, médicales, ou interloquées.

« Histoire de la violence, d’après Édouard Louis, compagnie Anima motrix  © Victor Guillemot
« Histoire de la violence, d’après Édouard Louis, compagnie Anima Motrix © Victor Guillemot

Une seule voix marque par sa relative absence : celle de Réda. Et ce choix gomme en partie la dimension sociologique du roman. Finalement, la voix qui prévaut est celle de Clara. C’est sans doute lié à l’immense qualité de la comédienne Julie Moulier. Celle-ci porte véritablement la représentation par la justesse de son interprétation et rend justice au personnage. Cela conduit à une lecture originale du roman, où l’on sent moins la critique du milieu dont est issu Edouard Louis.

Originale est aussi la façon dont la mise en scène métisse le jeu de danse pour lui conférer un aspect expressionniste, avec quelques outrances. Chute, étreintes chorégraphiées, convulsions expriment autant la douleur d’Édouard que le style du roman, ce style qui justement a permis à Édouard Louis de se réapproprier son histoire.

Ici, Le mensonge est salvation. D’ailleurs, tous mentent, se mentent. Nos vies sont évidemment des histoires racontées par d’autres, mais les comédiens d’Anima Motrix les racontent bien. 

Laura Plas


Rachel-Danser avec nos morts, de la Cie By Collectif

Mise en scène : Delphine Bentolila

Avec : Lucile Barbier, Delphine Bentolila, Stéphane Brel, Nicolas Dandine, Julie Kpéré, Amandine du Rivaux, Laurence Roy,Julien Sabatié-Ancora

Durée : 1 h 30

À partir de 13 ans

Du 7 au 29 juillet 2021, à 13 h 10 (relâches les 12, 19, et 26 juillet)

Le 11, Gilgamesh Belleville • 11, boulevard Raspail • 84000 Avignon

Dans le cadre du festival Off d’Avignon

De 8 € à 20 €

Réservations : 04 84 51 20 10

Teaser


Vu d’ici, d’Alexis Armengol

Mise en scène : Alexis Armengol

Avec : Alexandre Le Nour et Laurent Seron-Keller

Durée : 2 heures (trajet en navette depuis La Manufacture inclus vers le Château de Saint-Chamand)

À partir de 15 ans

Du 6 au 25 juillet 2021, à 16 heures (relâches les 12 et 19 juillet)

La Manufacture • 2bis, rue des Écoles • 84000 Avignon

Dans le cadre du festival Off d’Avignon

De 9 € à 20, 50 €

Réservations : 04 90 85 12 71


Histoire de la violence, d’après Édouard Louis

Le Roman d’Edouard Louis est publié aux éditions du Seuil

Mise en scène : Laurent Hatat et Emma Gustafsson

Avec : Samir M’Kirech, Julie Moulier, Mathias Zakhar

Durée : 2 heures (trajet en navette depuis La Manufacture inclus vers la patinoire)

À partir de 15 ans

Teaser

Du 6 au 25 juillet 2021, à 13 h 45 (relâches les 12 et 19 juillet)

La Manufacture • 2 bis, rue des Écoles • 84000 Avignon

Dans le cadre du festival Off d’Avignon

De 9 € à 20,50 €

Réservations : 04 90 85 12 71


À découvrir sur Les Trois Coups :

Le Beau Bestiaire du Off, Théâtre 11, Gilgamesh Belleville, et île Piot, le Off d’Avignon, par Laura Plas

☛ Sic(k), d’Alexis Armengol, théâtre de la Parcheminerie à Rennes, par Aurôre Krol

☛ Histoire de la violence, d’Édouard Louis, Théâtre de la Ville, par Lorène du Bonnay

☛ La Précaution inutile ou le Barbier de Séville, Théâtre du Nord, à Lille, par Sarah Elghazi

☛ Retour à Reims, par la compagnie Anima Motrix, Théâtre de la Verrière à Lille, par Sarah Elghazi

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