« Un vivant qui passe » d’après le film de Claude Lanzmann, Théâtre de La Bastille, Paris

« Un vivant qui passe » © Jean-Louis Fernandez

Le jeu de la mort et du regard

Par Laura Plas
Les Trois Coups

Présenté comme une adaptation des rushes du documentaire éponyme de Claude Lanzmann, « Un vivant qui passe » s’empare des moyens du théâtre pour interroger misères et grandeurs de la représentation. Un spectacle passionnant, mis en scène avec intelligence et porté par deux interprètes de haut vol.

En pleine deuxième guerre mondiale, Maurice Rossel, citoyen suisse, est mandaté par la Croix Rouge Internationale pour enquêter sur ce qui se passe dans « les camps de civils ». S’il parvient en effet jusqu’à Auschwitz, il ne repère rien que des détachements hâves de détenus en pyjamas : yeux hagards qui disent leur stupéfaction de découvrir « un vivant qui passe ». Il est aussi envoyé au ghetto de Theresienstadt pour voir « au-delà ». Mais sa visite est attendue. Elle a été aussi soigneusement préparée par les Nazis qu’un circuit touristique. Car la citadelle est un « ghetto pour la montre ». Rossel accumule donc les clichés dans tous les sens du terme. Il en a plein la vue et ne voit… rien. Le rapport qu’il rédige est élogieux, ce qui glace le sang presque autant que le ton placide avec lequel il affirme, quarante ans plus tard, qu’il le signerait à nouveau.

Rossel n’est pas un dignitaire nazi, plutôt un gars satisfait de lui-même, profitant de la villégiature offerte aux membres du comité international à Wannsee, sans s’interroger. Ses propos, mélange de vile admiration pour des Nazis « très corrects » et d’antisémitisme larvé suffiraient à un faire un sujet, son aveuglement, un mystère effrayant. Mais le film de Claude Lanzmann est par ailleurs émaillé de références au théâtre. Par exemple, le vieil homme explique avec un parfait cynisme lors de l’entretien qu’il a avec le cinéaste : « c’était une partie de théâtre qu’on se jouait ». À la mise en scène : les Nazis ; comme uniques spectateurs : trois observateurs internationaux ; comme interprètes : une population qui joue le fusil sur la tempe.

C’est pourquoi le spectacle mis en scène par Éric Didry, Véronique Timsit et Nicolas Bouchaud est à la fois une contre-visite et une contre-dramaturgie. Une contre-visite d’abord. Exhibant dès les premières minutes les codes de l’exercice (guidage, minutage du spectacle digne de celui qui fut mis en place par les Nazis), les interprètes les détournent facétieusement. Bien sûr, on aura droit aux passages attendus, mais on s’autorisera le chemin de traverse (l’évocation de rushes absents du film de Claude Lanzmann, la farcissure musicale, la note décalée et humoristique), bref, un vrai regard.

L’interrogation éthique passe ainsi par une proposition esthétique. Car la fidélité est sans doute dans la compréhension du travail cinématographique de Lanzmann, laquelle induit justement (paradoxalement ?) certains décalages avec la source. Quand on sait l’amour de Nicolas Bouchaud pour le septième art, on ne s’en étonne pas. On relèvera peut-être, dans la pièce comme dans le film, une défiance face à l’image d’archive et le crédit accordé, au contraire, à la parole (du témoin / de l’acteur qui lui prête son corps). Chez Lanzmann, les seules images de la citadelle lui sont contemporaines. Dans le spectacle, nulle archive non plus. Les images sont des toiles peintes dont le réalisme naïf est dénoncé par les quelques accessoires qui les redoublent ou n’entrent pas dans le cadre qu’elles dessinent. Dérangeante, comme la petite balle rouge d’un enfant dans un bureau ordonné, la réalité surgit par le son. Le bruitage dénonce le « faire-vrai » de la représentation, d’autant que sa fabrication finit par être dévoilée. La vie de Theresienstadt apparaît ainsi dans un chant ou une captation sonore. Moment poignant.

« Un vivant qui passe » © Jean-Louis Fernandez
« Un vivant qui passe » © Jean-Louis Fernandez

Jouer ? Déjouer.

Dans le discours de Maurice Rossel, la notion de jeu évoque une partie d’échecs cruelle où l’on échange trois prisonniers, contre trois autres, sans état d’âme, où les « Israélites » sont considérés comme des pions qui « se permettaient de durer » (sic). À moins qu’il n’évoque une représentation à laquelle on adhère avec la plus parfaite indifférence. « Ça joue » tout autrement dans la représentation théâtrale. Ça joue, en fait, sans se jouer du spectateur. Mais ça baille. La scénographie amovible se défait et laisse des interstices vers le hors-scène. La distribution interdit l’identification, puisque Frédéric Noailles, qui n’a pas l’âge de Lanzmann au moment de l’entrevue, confère au cinéaste une présence beaucoup plus sensible. De plus, Nicolas Bouchaud construit un Rossel patelin, proche du grotesque et toujours inquiétant. En définitive, l’un et l’autre ne donnent pas l’illusion d’être les personnes qu’ils représentent. On déjoue autant qu’on joue.

Mais ils savent faire entendre ce que Claude Lanzmann et Maurice Rossel se disent au-delà de la politesse compassée des échanges, des concessions polies, ce qu’ils taisent aussi par cautèle ou pugnacité. Car le documentaire de Lanzmann n’est pas seulement glaçant dans ce qu’il révèle du passé, mais en ce qu’il révèle la permanence du passé dans le présent. En dépit du flou étudié, des trous de mémoire opportuns, de la maîtrise de Maurice Rossel, ça parle en lui. Le théâtre a le pouvoir de dévoiler que ce « maître menteur » est parlé. Sa façon de s’exprimer au sujet des dignitaires allemands, du président Paul Eppstein, les expressions « 200 familles », « prééminents » révèlent une haine chevillée à des préjugés. Le choix des rushes s’attache à montrer que ces œillères aveuglaient le comité international de la Croix Rouge et bien d’autres responsables.

Parce qu’on retrouverait des mots voisins, cousins, dans bien des discours actuels, autant que pour la force de la proposition et de ses interprètes, il faut voir Un vivant qui passe. Par chance, une belle tournée attend le spectacle.

Laura Plas


Un vivant qui passe, d’après le film de Claude Lanzmann

Adaptation : Nicolas Bouchaud, Éric Didry, Véronique Timsit

Mise en scène : Éric Didry

Collaboration artistique : Véronique Timsit

Avec : Nicolas Bouchaud, et Frédéric Noaille

Durée : 1 h 35

À partir de 14 ans

Théâtre de La Bastille • 76, rue de La Roquette • 75011 Paris

Du 2 au 23 décembre 2021 et du 3 au 7 janvier 2022, à 21 heures, le 5 décembre à 16 heures, le 11 décembre à 16 heures et 21 heures, relâches les 6, 12 et 19 décembre

Dans le cadre du Festival d’Automne à Paris

De 15 € à 35 €

Réservations : 01 43 57 42 14 ou en ligne


Tournée :


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À propos de l'auteur

Une réponse

  1. Bonjour,

    Une bonne mise en scène, un jeu d’acteur bien huilé et une mise en perspective intelligente de la « barbarie normalisée » par le discours et les préjugés humains.
    Sans rien oublier non plus d’une certaine « poésie burlesque » propre à l’humour juif.
    Un très beau spectacle !
    Thomas

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