« Le Dragon », Evgueni Schwartz, Thomas Jolly, Théâtre National Populaire, Villeurbanne

Le-dragon-Evgueni Schwartz © Nicolas-Joubart

Tout feu tout flammes

Trina Mounier
Les Trois Coups

Un mois après un vaudeville soviétique magistral, le TNP propose à notre sagacité son petit frère, « Le Dragon », un conte noir et tout aussi politique de Evgueni Schwartz, signé, cette fois, de Thomas Jolly, autre maître des plateaux.

Ce Dragon, en effet, est si vénéneux qu’il fut immédiatement interdit par les autorités soviétiques (et même hitlériennes) et détourna son auteur de poursuivre une œuvre si dangereuse pour lui. Et pourtant, Evgueni Schwartz est un authentique et merveilleux auteur de contes pour enfants qui, comme nous le savons depuis les Frères Grimm, ne se résument pas à des histoires gentillettes pour s’endormir tranquille. Ce serait même le contraire.

Un dragon à trois têtes fait régner la terreur sur un gros bourg au pied d’une montagne. Il réclame notamment son lot de jeunes filles que les villageois lui fournissent sans trop barguigner, tout heureux de s’en sortir à bon compte. Quand survient un preux chevalier surnommé Lancelot (cela ne s’invente pas !), bien décidé à en découdre, abattre la bête immonde et en débarrasser les habitants. Accueilli avec hostilité par les uns – les plus poltrons, les plus compromis –, avec scepticisme par les autres, il va se battre comme un lion avec les armes des contes : cape d’invisibilité et tapis volant fournis par d’opportuns appuis, dont un chat qui parle. Lancelot va vaincre le monstre, en faire tomber les trois têtes cruelles, au prix de graves blessures qui vont mettre en danger sa vie. Fin du conte… Ou presque !

© Nicolas Joubart

Car, avant un happy end digne d’un conte merveilleux, la mise hors course du héros laisse poindre la fable : le bourgmestre devient à son tour un petit dictateur corrompu auquel tous les villageois s’empressent de faire allégeance, plutôt rassurés de ne pas avoir à changer de comportement. Ils continuent donc ce qu’ils savent faire le mieux, obéir, s’aplatir et applaudir les puissants. Dans un pays où l’extrême droite bat des records d’audience, il y a là de quoi méditer et se retrousser les manches.

Derrière le conte, toujours la fable

C’est peu dire que Thomas Jolly est à l’aise avec cet univers extraordinaire. Il imagine un décor magnifique qui doit beaucoup au scénographe Bruno de Lavenère, mais aussi des costumes signés Sylvette Dequest, des maquillages et des coiffures sortis tout droit de nos bandes dessinées préférées. En un mot, un ensemble qui emprunte aussi bien à l’heroic fantasy qu’à Tim Burton ou aux expressionnistes allemands (et d’autres encore sans doute, tant cet univers est riche de références et d’allusions). Il ne lésine pas sur les flammes, ni sur la fumée. Il dessine son ciel d’écailles de dragon tranchantes comme des rasoirs, ses ruelles de promontoires opportuns et de portes dérobée, peuple cet univers de quatorze comédiens tous excellents.

© Nicolas Joubart

Mais ce n’est pas seulement dans l’illustration que Thomas Jolly excelle : il donne l’illusion de la vie, chorégraphie les mouvements et développe un art de la suggestion étonnant. Ainsi le combat homérique contre le dragon se déroule-t-il dans des cieux inaccessibles : il nous parvient par le ballet des yeux des villageois, qui suivent en direct et avec force mimiques l’avancée des assauts. Ainsi en va-t-il, aussi, de la représentation du dragon, dont les trois têtes sont celles de trois personnes, deux hommes et une femme, machiavéliques à souhait quand il est vivant, donc redoutable, puis qui tombent des cintres une à une, grosses baudruches de carton-pâte.

En un mot il s’agit d’un spectacle dont on peut se régaler à tous les âges, suivant ce qu’on y prend. Quel bon moment de théâtre ! Merci à Thomas Jolly de nous faire aimer cet auteur. 🔴

Trina Mounier


Le Dragon, d’Evgueni Schwartz

Texte français : Bruno Besson
Le texte est paru chez Lansman Éditeur
Mise en scène : Thomas Jolly
Collaboration artistique : Katja Krüger
Avec : Damien Avice, Bruno Bayeux, Moustafa Benaibout, Clémence Boissé, Gilles Chabrier, Pierre Delmotte, Hiba El Aflahi, Damien Gabriac, Katja Krüger, Pier Lamandé, Damien Marquet, Théo Salemkour, Clémence Solignac, Ophélie Trichard
Scénographie : Bruno de Lavenère
Lumière : Antoine Travert
Musique originale et création son : Clément Mirguet
Costumes :Sylvette Dequest
Accessoires : Marc Barotte et Marion Pellarini
Maquillage : Catherine Nicolas et Élodie Mansuy
Consultation pour la langue russe : Anna Ivantchik
Production : Le Quai, CDN Angers, Pays de la Loire
Durée : 2 h 30

Théâtre National Populaire • Salle Roger Planchon • 8, place Lazare-Goujon • 69100 Villeurbanne
Du 13 au 26 février 2023, à 20 heures
Réservations : 04 78 03 30 00 ou en ligne

Tournée :
• Les 8 et 9 mars, Comédie de Reims, centre dramatique national
• Du 15 au 25 mars, Nanterre-Amandiers, centre dramatique national
• Les 5 et 6 avril, Les Quinconces et l’espal, scène nationale du Mans
• Du 11 au 13 mai, La Criée, théâtre national de Marseille

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