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Entretien avec Marine Bachelot‑Nguyen, du collectif Lumière d’août

Marine Bachelot-Nguyen © D.R.

« Croiser les combats féministes avec
les autres oppressions »

Par Aurore Krol
Les Trois Coups

Lumière d’août est un collectif d’auteurs bien connu à Rennes. Depuis 2005, les six dramaturges développent une écriture politique et poétique très liée au travail de plateau. Nous avons rencontré l’une des membres, Marine Bachelot-Nguyen, à l’occasion de la reprise d’« Histoires de femmes et de lessives ». Elle nous parle de féminisme intersectionnel et du passé du domaine Saint-Cyr, qui a été la genèse de cette pièce.

Histoires de femmes et de lessives est une plongée dans la vie d’adolescentes placées à Saint-Cyr, à Rennes, par les tribunaux ou l’assistance publique. Ces filles étaient prises en charge par une communauté de religieuses, et l’institution a existé de la fin du xixe siècle aux années 1970. Pourquoi vous être penchée sur la mémoire de ce lieu ? Et comment s’est déroulée la collecte des témoignages ?

La genèse du spectacle se situe début 2009. J’étais accompagnée dans mon travail par La Paillette Théâtre. Leurs locaux se situent parc Saint-Cyr et jouxtent l’ancien lieu de rééducation pour jeunes filles. Le bâtiment du monastère est quant à lui devenu une maison de retraite. Intriguée par ce passé, je suis allée voir le personnel, qui m’a mise en contact avec une ancienne pensionnaire ainsi qu’avec une infirmière qui a travaillé dans l’institution, une religieuse et une éducatrice laïque. En allant à leur rencontre, j’ai accumulé beaucoup de matériau, plus que ce que j’ai finalement utilisé. J’ai aussi eu accès à des archives et à l’ouvrage Filles de justice, très documenté, de Françoise Tétard et Claire Dumas. Mais ça manquait de témoignages d’anciennes adolescentes. Beaucoup de gens me disaient : « Je connais une personne qui est passée par Saint-Cyr, mais elle n’en parlera jamais ». Un poids de silence s’était installé sur celles qui avaient séjourné là.

Comment expliquez-vous ce blocage de la parole ?

Saint-Cyr était considéré comme le lieu où l’on envoyait les mauvaises filles. Au xixe siècle, on y mettait les prostituées repenties, puis le bâtiment a accueilli des adolescentes qui ne pouvaient pas rester dans leur famille. Beaucoup d’affaires étaient liées à la sexualité dans ce qu’elle avait de sombre : viols, incestes, filles-mères, relations hors mariage… Il y avait une honte d’être là, même si ces filles étaient plutôt des victimes de l’ordre patriarcal. Si le monastère était une instance de répression, il y avait malgré tout deux parties : la Préservation pour les enfants victimes de maltraitance familiale ou d’inceste et le Refuge pour les plus grandes. Si vous étiez violée à 5 ans, vous étiez considérée comme quelqu’un à protéger et donc innocente, mais si vous étiez violée à 13 ans, vous alliez dans le Refuge et étiez donc désignée coupable.

Lors des premières représentations de ma pièce, des anciennes pensionnaires ont commencé à réapparaître, à téléphoner au théâtre ou à m’écrire. Nous avons organisé des tables rondes avec elles, et une parole très conflictuelle est sortie. En fonction de la partie du monastère où elles avaient été, ces femmes ne gardaient pas le même souvenir : c’était soit de la chance, soit de la colère. En entrant à Saint-Cyr, vous restiez plusieurs années sans qu’on vous explique quoi que ce soit de votre corps, ça ne faisait que compliquer encore plus les choses, les sœurs n’étant pas les personnes les plus habilitées à parler de sexualité. Cependant, il ne s’agissait pas pour moi d’entrer dans une démarche à charge contre la religion, ou en tout cas, pas uniquement. Les choses n’étaient ni toutes blanches ni toutes noires et, tout de même, elles sortaient de là diplômées, pouvaient devenir indépendantes. Beaucoup ont gardé des liens avec leurs anciennes éducatrices. J’ai fait des recherches sur les fondations laïques qui existaient à l’époque, et c’était exactement la même chose. Il y a un contexte sociétal à tout ça.

Vous signez aussi la mise en scène ?

Oui, et j’ai fait le choix de la déambulation, car les lieux sont très parlants. Il y a l’idée d’un voyage dans l’espace et dans le temps. Dans le parc, on retrouve les vestiges du passé avec le lavoir, sa cheminée, ses enfilades de murs. Très vite, on est dans une autre époque. Ce qui m’a motivée dans ce choix, c’est aussi le cimetière des sœurs où se clôt la pièce. Ce sont trente jolies petites tombes alignées, en face desquelles préside l’imposante tombe du prêtre, ornée de sa très grosse croix. J’avais là une structure patriarcale absolument incroyable ! Surtout quand on sait que Saint-Cyr n’était géré que par des femmes. Pour garantir l’indépendance économique du domaine, les religieuses et leurs pensionnaires disposaient d’un immense potager et travaillaient notamment à la blanchisserie-lavoir, où elles lavaient et repassaient le linge du reste de la ville. Le prêtre, lui, n’habitait pas sur place. Il ne venait que pour faire la messe, mais il conservait toute son importance symbolique.

En 2013, nous avons aussi joué hors les murs, au parc de Bourgchevreuil, à Cesson-Sévigné. J’ai été heureuse de voir que le spectacle pouvait résonner ailleurs. En fait, dès qu’il y a de l’eau et un peu d’architecture religieuse, cela fonctionne.

Comment ce spectacle entre-t-il dans le « projet Féministes ? » que vous menez depuis plusieurs années ? Et où en êtes-vous aujourd’hui de ce cycle qui vise à explorer les héritages, les complexités et l’actualité des féminismes ?

Histoires de femmes et de lessives a été un endroit fondateur concernant ce cycle. À l’époque de sa création, je suis devenue de plus en plus militante. Je me suis mise à absorber plein de théories, d’expériences. Il est normal que ça ait contaminé mon travail. Ce qui m’intéresse principalement, c’est la manière dont le féminisme croise les autres types d’oppression, les combats des autres minorités ou groupes dominés. Je mène cette réflexion de front avec celles autour du racisme, du sexisme, de l’homophobie, du système économique… C’est un croisement de combats. Ainsi, dans Histoires de femmes et de lessives, je montre des personnes exploitées par un système économique qui se met en place fin xixe, où des entreprises utilisent une main-d’œuvre moins chère pour effectuer des travaux de couture, de broderie, au nom de la rééducation par le travail. Cela existe toujours aujourd’hui en prison. Ces destins individuels sont donc pris dans des luttes plus globales.

Ma prochaine création n’entrera pas totalement dans ce cycle, mais sera dans sa continuité. Ce sera un récit théâtral sous forme de mosaïque, suite à un voyage de recherche effectué en 2014, sur les luttes L.G.B.T. au Viêt Nam. C’est un projet documentaire à la rencontre des activistes qui se battent pour les droits des homosexuels. De la même manière que ce qui s’est passé en France avec la Manif pour tous, ils se heurtent là-bas à un système très conservateur. Ce sera au Théâtre national de Bretagne, en février 2016.

Propos recueillis par
Aurore Krol


Histoires de femmes et de lessives, de Marine Bachelot‑Nguyen du collectif Lumière d’août

Texte publié en 2011 aux éditions Les Deux Corps

Site : www.lumieredaout.net

Le 11 septembre 2015, parc Saint-Cyr à Rennes à 19 heures

Réservations sur le site de La Paillette : www.la-paillette.net

Photo de Marine Bachelot-Nguyen : © D.R.

Photos du spectacle : © Caroline Amblain

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