« 2015-2025, dix ans de danses pour notre temps », publication, reportage, Nadia Vadori-Gauthier, Chaillot, Paris 

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Danser pour ne pas oublier

Léna Martinelli
Les Trois Coups

Dix ans après la tragédie des attentats de « Charlie Hebdo », Chaillot a invité Nadia Vadori-Gauthier, initiatrice en janvier 2015 d’un acte quotidien de résistance poétique : « Une minute de danse par jour ». Autour d’elle, une galaxie d’artistes, pour de la danse participative, de la poésie sonore, des installations vidéo et musique. Riche en émotions, la soirée a restitué la vitalité de cette œuvre exceptionnelle, en relation profonde aux personnes, aux environnements, à l’art. De magnifiques éclats de lumière dans notre époque si sombre.

Aux premiers jours de janvier 2015, la France était frappée par une série d’attentats meurtriers, dans les locaux du journal Charlie Hebdo, dans les rues de Montrouge et à l’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes. Dix-sept personnes trouvèrent la mort. Cette semaine, des commémorations nous rappellent au souvenir des disparus. On continue de « penser » nos plaies. Avec l’obscurantisme qui gagne du terrain, les figures de la victime et du survivant se sont imposées dans les récits. Depuis, traumatismes et résilience se relaient effectivement sans fin.

En accès libre et gratuit, Chaillot invite est conçue comme une carte blanche afin de faire découvrir des talents, célébrer les pratiques amateures et professionnelles. Après le centre d’art POUSH, la MPAA, les Centres chorégraphiques nationaux et avant le Conservatoire de Boulogne, les artistes du parvis du Trocadéro, la compagnie tunisienne de Syhem Belkhodja, la soirée du 7 janvier marque l’anniversaire en même temps que la fin de la performance artistique au long cours de Nadia Vadori-Gauthier, un travail mêlant justement artistes et gens ordinaires. À cette occasion, son nouveau livre publié aux presses du réel a été lancé : 2015-2025, 10 ans d’une œuvre pour notre temps (un premier a été édité en 2017 aux Éditions Textuel).  

Entrez dans la danse !

Au sein du Foyer de Chaillot, ce 7 janvier, dix interprètes ont réalisé, devant les projections, des performances collectives et des petites formes chorégraphiques (solos, duos, trios). Celle créée le 8 janvier 2015, place de la Concorde, a été revue, en invitant le public à participer. Des corps se sont soulevés, ont été portés haut. On a pu revivre l’incroyable sursaut, quand 4 millions de personnes ont défilé en France afin de défendre l’esprit Charlie dans cette inoubliable marche républicaine en soutien aux familles des victimes.

Johanna Faye, une des 33 participants au Carnet de Bal des chorégraphes, a présenté un solo inédit. Et pour finir, des dessins en temps réel d’Edmond Baudoin ont été projetés durant le solo de Nadia Vadori-Gauthier. Le chanteur et auteur Arthur Navellou a ponctué différents volets de la soirée de textes poétiques et de chansons. DJ Reïne, productrice, dj et beatmakeuse, a aussi entremêlé sa musique aux influences techno, électro et hip hop. Il a été lu une sélection de lettres envoyées par les citoyens en solidarité aux équipes du journal, tandis que des dessins envoyés alors par de nombreuses classes, et conservés aujourd’hui aux Archives de Paris, ont été diffusés sur grand écran. 


Graines d’humanité

Rappelons la genèse du projet : aussitôt après la tragédie de 2015, Nadia Vadori-Gauthier s’est sentie, comme beaucoup, impuissante face à cette barbarie. Que faire « au cœur de ce monde qui tremble ? » Elle réfléchit à une action qui donnerait du sens à son parcours et elle croit au pouvoir de l’infinitésimal dans la répétition. Son mantra est une formule chinoise : « Goutte à goutte, l’eau transperce la pierre ».

Jour après jour, elle pose donc sa caméra en intérieur et en extérieur, souvent de façon improvisée, sans demande d’autorisation aux pouvoirs publics, et se filme en train de danser pendant soixante secondes d’affilée. Tout commence par un choc (« une bascule de la perspective », le premier chapitre du livre), mais tout l’inspire, les coups durs et les petites joies, certains passants, une couleur ou une forme, une matière ou une atmosphère : « Je désire juste me glisser dans les interstices du banal pour faire sourdre un peu de poésie », écrit-elle. « Je me sens comme une sismographe dans un environnement dont je capte les échos ».

Dictées par un instinct de survie, ces actions, qui relèvent d’une nécessité impérieuse, vont rythmer son quotidien pendant une décennie. Sans montage, avec les moyens du bord, les impromptus sont relayés le jour même sur les réseaux sociaux. C’est l’instantané qui prime, les corps mis en jeu à ce moment-là, les interactions. Rien de spectaculaire. L’ensemble est d’une merveilleuse simplicité, infiniment sensible, non sans une dimension sacrée.

Le monde qui bat

Spontanéité, fluidité et légèreté caractérisent son style. Sans mise en scène, costume ou maquillage, son corps se met en mouvement et entre en résonance avec un contexte, dans l’espace public, dans des lieux connus jusqu’aux plus improbables, des établissements de soin, des musées, à domicile : les bruits urbains, l’ambiance d’une fête ou d’une manifestation, le calme d’un paysage…Elle s’intègre naturellement aux flux, se cogne parfois dans des murs, se love dans des bras.

Si Nadia Vadori-Gauthier procède au décadrage, dans l’intention de faire surgir la poésie, le cadre est fixe, d’une belle qualité plastique. D’ailleurs, les photos du livre, tirées des vidéos, sont magnifiques. Hautes en couleurs, significatives d’un univers, comme ce cliché, sublime, qui fait la couverture, les images regorgent de vie. Elles montrent aussi des gens, des amis et beaucoup d’anonymes… Que de rencontres ! La femme est de nature réservée : « Sans la danse, jamais je n’aurais approché tous ces gens. Mais nos inconscients sont entrelacés. Ensemble, on peut se réinventer », témoigne-t-elle.

Extra-ordinaire

En dialogue avec l’actualité, elle livre « des danses pour toutes et tous », afin d’« adoucir les blessures ». Elle évolue au cœur de l’ordinaire, comme de moments historiques. Alarmée par l’urgence climatique et la disparition de la biodiversité, Nadia Vadori-Gauthier danse avec tous les habitants de la Terre : « dans l’étoffe des jours, couplant mon corps à la matière du monde, en résonance cellulaire et moléculaire avec le vivant ». Elle produit sa minute par tous les temps, quelle que soit sa forme et son emploi du temps, comme l’attestent ses « danses de fatigue ou de solitude ».

La période du Covid l’amène à adapter son dispositif. Ouvert à tous depuis le premier confinement, le corpus d’archives s’enrichit de corps traversés par des états de toutes sortes. Seule, par écrans interposés, dans des « déserts d’état d’urgence », dans un « compagnonnage silencieux » avec des œuvres, dont elle transmet les vibrations et traduit les forces en présence (voir son programme Il nous faudra beaucoup d’amour), puis à nouveau avec d’autres, elle ne cesse jamais de capter les énergies et de donner à voir l’invisible. Elle dit elle-même « être connectée au cosmos ».

Après avoir proposé à ses fans de prendre le relais, Nadia Vadori-Gauthier invite enfin des chorégraphes confirmés et émergents. Pour le programme Danse 3000, carnet de bal avant la dernière danse, elle s’ouvre donc à d’autres univers, d’autres regards. Après avoir été tant exposée, elle conçoit ses danses d’ombre, ce qu’elle appelle les « Shadow Danses ».

Engagement quotidien

Sa démarche est autant esthétique que politique : « Ce geste chorégraphique est situé, corrélatif à un contexte. C’est un geste partagé, adressé à vous, à nous ». Scandée par des évènements marquants, l’œuvre reflète les évolutions sociétales (le montage de 12 min retrace les différents volets thématiques explorés, mais on peut visionner les 3.654 vidéos sur le site dédié et les réseaux sociaux). Cependant, au cœur du tumulte, notamment lors des nombreuses manifestations auxquelles Nadia Vadori-Gauthier a participé, sa perspective est triple : journalistique, immersive, artistique. De Paris (un chapitre entier est consacré à la capitale : Fluctuat nec mergitur), à la « jungle » de Calais, en passant par l’Ardèche, l’œuvre exprime aussi ses engagements, en faveur de la diversité, montre des personnes « invisibilisées », comme des SDF ou des techniciens de surface.

Des terroristes sèment la haine. Armée de sa foi inébranlable en l’humanité, Nadia Vadori-Gauthier, elle, essaime ses graines de tendresse. Ce qu’elle appelle modestement ces « petites choses » ne sont pas rien ! Si chaque jour lui a apporté son lot de réjouissances, elle récolte aujourd’hui le fruit de ce travail considérable. Le temps est passé et cette grande artiste a fait son œuvre, d’une incroyable vitalité, composée d’éclats de lumière, de « particules de joie ».

Réenchanter le monde

Au-delà du concept, 2015-2025, dix ans de danses pour notre temps, à la lisière de la danse située, de la performance et des sciences humaines, fait date, comme en témoigne le livre. Le résultat éditorial est à la hauteur du projet. Les textes sont profonds et racontent bien cette aventure unique.

Le parcours de Nadia Vadori-Gauthier est impressionnant. Danseuse et chorégraphe, elle est docteure de l’EDESTA (Esthétique, Sciences et Technologies des Arts, Université Paris 8). Formée initialement à la danse classique et aux arts plastiques (École supérieure Estienne), fondatrice de la méthode chorégraphique Corps sismographe®, elle est professeure certifiée en Body-Mind Centering® et Vinyasa yoga. Spinoza, Nietzsche ou Deleuze… Ses influences et références sont nombreuses, mais le propos reste clair pour expliciter sa démarche : « Modifier nos regards et nos modes d’entrée en relation ».

On est saisi par la nature des liens qui se tissent dans l’immédiateté, grâce à de simples gestes, sans oublier le rôle essentiel de son compagnon. Car partir en quête de la minute au quotidien n’est pas une mince affaire ! On comprend les fondements éthiques et théoriques, l’exigence des protocoles, la « charge mentale » puisqu’aucun jour ne manque à l’appel. On découvre ses astuces afin de déjouer les forces de l’ordre.

Effrontée, espiègle, elle impose le respect car elle exerce un droit fondamental : la liberté d’expression dans l’espace public. Un rempart pour protéger nos démocraties. Toujours Charlie.
Encore Nadia Vadori-Gauthier ? Nul doute que celle-ci va poursuivre son combat, encore et toujours, par la poésie et la beauté, même si elle ne sait pas encore sous quelle forme. Quoi qu’il en soit, elle restera dans le partage et la transmission. Pour soigner les vivants. À suivre (de près), donc.

Léna Martinelli


Le Prix de l’essence
Une minute de danse par jour
Conception : Nadia Vadori-Gauthier
Carnet de bal de chorégraphes avec les chorégraphes : Benoît Lachambre, Ambra Senatore, Kaori Ito, Liam Warren, Cécile Proust, Myriam Gourfink, Brigitte Seth et Roser Montlló Guberna, Bernardo Montet, Julie Anne Stanzak, Margaux Amoros, La Ville en feu, François Ben Aïm, Anne Dreyfus, Lisi Estaras, Marion Lévy, Daniel Larrieu, Katia Petrowick, Marie Motais, David Noir, Asaf Bachrach, Cécile Loyer, Sylvain Riejou, Joana Schweizer, Johanna Faye, Vincent Dupuy, Maki Watanabe, Yohan Vallée, Emmanuelle Vo-Dinh, Lorenzo Vayssière, Denis Plassard, Meg Stuart, Pauline Bayard
Avec : Margaux Amoros, Edmond Baudoin, Juliette Bettencourt, Thomas Bleton, Guillaume Cardineau, Celia Tali, Gaël Giraud, Johanna Faye, Lucas Hérault, Jean Hostache, Arthur Navellou, Léandre Ruiz Dalaine, Célia Tali et Nadia Vadori-Gauthier
Dans le cadre de Chaillot invite

Chaillot Théâtre national de la danse • 1, place du Trocadéro • 75116 Paris • Tel. : 01 53 65 30 00
Le 7 janvier 2025

Autres dates :
• Le 11 janvier, performance et séance de dédicaces au Théâtre de la Concorde, dans le cadre de Que sommes-nous devenus depuis Charlie ?, à Paris
• Du 14 au 18 février, installation dans le cadre du Festival Everybody au Carreau du Temple

2015-2025, dix ans d’une œuvre pour notre temps • Les presses du réel / Le Prix de l’essence, coll. « Gestes » • Publié avec le soutien du CNL (Librairie de la danse), du Paris Réseau Danse et Mains d’Œuvres • Janvier 2025 • 216 p. • 38 € • Présentation de l’éditeur ici • Présentation sur le site Une minute de danse par jour ici

À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Sélection livres : publications 2023-2025, par Léna Martinelli

Photos : Nadia Vadori-Gauthier – Le Prix de l’essence sauf le reportage à Chaillot © Sarah Meneghello, sauf le portrait © Salvatore Lazzaro

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