Guerrières ?
Trina Mounier
Les Trois Coups
Retour sur cette édition un peu particulière, et forcément précieuse, de Sens Interdits, avec le départ de Patrick Penot. Sur le plan artistique, un axe fort nous a sauté aux yeux : la présence aveuglante des femmes aux manettes, comme autrices et metteuses en scène. Une visibilité bienvenue. Attardons-nous sur deux d’entre elles qui les représentent, quoique radicalement différentes : Valérie Solanas et Marta Górnicka.
Une page se tourne, et doublement, donc. D’une part, se termine la 2e édition de Contre Sens, la version années paires du grand Sens Interdits qui fête, lui ses 15 ans. D’autre part, Patrick Penot en quitte la direction. Inventeur de ce festival unique de l’urgence, il l’a porté, sillonnant le monde à la recherche d’artistes empêchés et se battant pour les faire entendre. Quel travail ! On ne connaît pas encore son successeur mais son équipe assure l’intérim.
Intellectuelle, autrice et féministe radicale américaine, Valérie Solanas s’est fait connaître en 1968 à travers son pamphlet SCUM Manifesto (c’est-à-dire en développant le sigle Society for Cutting Up Men, ou, en français Association pour tailler les hommes en pièces…). Difficile de faire plus radical ! Et pourtant elle va joindre le geste à la parole en tirant sur Andy Warhol.
Valérie Solanas est l’héroïne que s’est choisie le collectif FASP venu du Théâtre national de Strasbourg. Elles sont huit sur le plateau, ont écrit et mis en scène ensemble ce brûlot, ont composé la plupart des musiques, créé la scénographie et les costumes, bref elles ont tout fait avec brio. Car ce spectacle qui retrace les moments de vie de la féministe américaine prouve à la fois leur créativité, leur insolence, leur culot (elles ne font pas dans la dentelle) et surtout leur capacité à nous embarquer pendant une heure et demie qui passe à toute vitesse.
© Jean-Louis Fernandez
On y voit aussi ce qui fait l’extraordinaire richesse d’une école comme celle du TNS qui ne se contente pas de former des acteurs, mais initie à tous les métiers du théâtre, fait travailler ensemble de jeunes stylistes, éclairagistes, musiciens, dramaturges sans hiérarchie. Ils apprennent ainsi que le spectacle est un tout, de l’intelligence, des images, du son, des couleurs, des mouvements, des formes, des gens divers. Cette émulsion met sur le plateau l’illusion de la vie et partage avec les spectateurs ce plaisir à jouer qu’elles ressentent elles-mêmes.
Une des qualités de ce spectacle qui tournera, espérons-le, est un assemblage efficace de textes pour une création percutante comme de la dynamite. Car si les discours féministes, comme tous les discours, ne passent pas forcément la rampe, dans Beretta 68, ils deviennent des armes de poing (malgré une ou deux longueurs sur les textes de Solanas, bien pardonnables : il était difficile de faire d’elle une égérie sans lui donner la parole). Ces huit jeunes femmes s’appellent Loïse Beauseigneur, Léa Bonhomme, Jeanne Daniel-Nguyen, Jade Emmanuel, Valentine Lê, Charlotte Moussié, Manon Poirier, Manon Xardel. Retenons bien leur nom.
Des féministes d’hier aux mères engagées d’aujourd’hui
Tout autre, et pourtant semblable par bien des côtés, est le spectacle choral de la polonaise Marta Górnicka, créé au Festival d’Avignon 2023. Formellement, c’est aussi un collectif de femmes ukrainiennes, biélorusses et polonaises qui le porte. Son sujet : le rôle, la mission, le courage des femmes. Celles-là ne veulent pas la guerre. Elles la subissent dans leur chair et s’unissent par-delà leurs nationalités de départ pour résister et dire l’abominable vérité, sortir du silence, qui s’installe peu à peu depuis l’invasion de l’Ukraine.
Autant Beretta était plein de vie et de couleurs, autant celui-ci est teinté du gris des deuils et même martial dans son approche : les vingt comédiennes sur scène s’avancent, reculent, se meuvent au rythme donné et ordonné par les gestes d’une cheffe d’orchestre dans la salle, la metteuse en scène elle-même, vers qui convergent tous les regards.
La chorégraphie n’est pas élégante, la musique pas vraiment mélodieuse : Marta Górnicka ne cherche pas l’esthétique, mais plutôt à frapper les esprits. On ne s’en sortira, semble-t-elle dire, qu’à force de discipline dans la solidarité des femmes entre elles. Un message reçu par des spectateurs qui lui ont fait une longue standing ovation. Mais, après tout, cela n’est pas sans rappeler le spectacle que fit Gwenael Morin sur des textes de Handke, Anticipation et Appels au secours, il y a douze ans (lire notre critique). Il dirigeait alors un chœur constitué en partie d’amateurs aussi efficace. Il n’apparaissait pas, laissant les applaudissements à ses interprètes. C’est sans doute cette mise en avant personnelle qu’on peut reprocher à Marta Górnicka.
Trina Mounier
Beretta 68, de la cie FASP
Écriture collective : FASP et extraits du SCUM Manifesto de Valérie Solanas
Conception, mise en scène et jeu : Collectif FASP, Loïse Beauseigneur, Léa Bonhomme, Jeanne Daniel-Nguyen, Jade Emmanuel, Valentine Lê, Charlotte Moussié, Manon Poirier, Manon Xardel
Scénographie : Loïse Beauseigneur, Valentine Lê, Charlotte Moussié
Costumes : Léa Bonhomme, Jeanne Daniel-Nguyen, Jade Emmanue
Musique : Léa Bonhomme, Valentine Lê, Manon Xardel
Lumière: Loïse Beauseigneur, Charlotte Moussié
Durée : 1 h 25
Dès 15 ans
Théâtre des Célestins • 4, rue Charles Dullin • 69002 Lyon
Du 22 au 26 octobre 2024
Vidéo : Entretien croisé avec les créatrices de Beretta 68
Mothers A Song for Wartime
Conception et mise en scène : Marta Górnicka
Katerina Aleinikova, Svitlana Berestovska, Sasha Cherkas, Palina Dabravolskaja, Katarzyna Jaźnicka, Liza Kozlova, Anastasiia Kulinich, Natalia Mazur, Kamila Michalska, Hanna Mykhailova, Volha Kalakoltsava, Svitlana Onischak, Yuliia Ridna, Maria Robaszkiewicz, Polina Shkliar, Aleksandra Sroka, Vidana Blonska, Kateryna Taran, Bohdana Zazhytska, Elena Zui-Voitekhovskaya
Musique : Marta Górnicka, musique traditionnelle ukrainienne, biélorusse et polonaise, citation de Mykola Leontovych’s Schchedryck Robert Rumas
Chorégraphie : Evelin Facchini
Scénographie : Robert Rumas
Costumes : Joanna Zaleska
Durée : 1 heure
TNP Villeurbanne • 8, place du Dc Lazare Goujon • 69100 Villeurbanne
Les 24 et 25 octobre 2024
Tournée :
• Le 2 novembre, Théâtre Gorki Berlin
• Le 7 novembre, Euro-Scènes Festival Leipzig
• Le 18 novembre, Festival d’interprétation Katowice Pologne• Le 30 novembre et 1er décembre, Théâtre Powszechny Varsovie Pologne
• Du 6 au 12 décembre, International Divine Comedy Theatre Festival Cracovie Pologne
Dans le cadre du festival Sens interdits, du 12 au 26 octobre 2024
Toute la programmation ici
Tél : 09 67 02 00 85 • Billetterie : 04 65 84 72 92 • Mail
Photo de une : « Beretta 68 », cie FASP © Jean-Louis Fernandez