« Merlin ou la terre dévastée », Tankred Dorst, Ambre Kahan, Théâtre de L’Union, Limoges

Merlin-ou-la-terre-dévastée © Thierry-Laporte

La belle geste

Laura Plas
Les Trois Coups

Mettant en scène les comédiens de l’École supérieure de Théâtre de L’Union (ESTU), Ambre Kahan nous emporte avec « Merlin ou la terre dévastée » dans une geste qui fait la part belle au théâtre et à l’imaginaire. Un vrai spectacle dont la beauté plastique et la mise en scène s’imposent, où brillent rois et reines de la nuit.

Bien sûr, alors qu’ils se sont tous alignés en avant-scène, avec leur jeunesse et l’immense fatigue des trois heures quarante de spectacle, avec la joie d’avoir été ensemble et dans les yeux le chagrin de ne bientôt plus l’être, on s’est rappelé que ces comédiens avaient été réunis pour ce qu’on appelle « un spectacle de sortie ». Bien sûr, on a alors pensé à la terre dévastée qui les attendait, aux batailles qu’ils devraient mener pour continuer à jouer comme ils venaient de le faire. Bien sûr.

Mais on ne s’en est souvenu qu’alors car, durant toute la représentation, on ne s’était pas vu imposer un des ces défilés épouvantables de morceaux de bravoure sensés préparer un CV de comédien (contrairement à ce qu’on a pu endurer encore cette année avec le spectacle de la promotion de l’École du Nord). Ça, c’est bon pour les petits mecs qui s’adonnent à la compet pour Excalibur ! À Limoges, on a vu du théâtre. Polymorphe et luxuriant jusqu’à envahir la salle, il a fait la part belle aux acteurs et au « temple de l’imaginaire » qu’évoque l’un des personnages.

Le crépuscule des idoles

À quoi tient ce petit prodige ? Aux pouvoirs Merlin d’abord, à Merlin ou la terre dévastée plus exactement. Car le texte de Tankred Dorst est passionnant. D’abord, Il s’inspire d’une légende arthurienne inépuisable. La table ronde n’est-elle pas ce livre d’images que nous avons ouvert dès l’enfance et jamais refermé ? Surtout, la pièce explore les marges du récit dans une sorte de contre épopée. À l’instar du personnage de Monique Wittig, devenue cicérone du spectacle, Tankred Dorst semble en effet fasciné par les personnages oubliés, cachés dans le coin sombre d’un tableau, telle Hélène, la mère de Galaad.

Les tragédies d’alcôves s’imposent donc au détriment de la légende guerrière, masculine de la Table Ronde et de la quête : pas de sacré Graal, même si le mélange de registres, les clowneries et blagues potaches font parfois songer aux chers Monty Python. La marge vaut autant que le centre, à moins que cette distinction même ne fasse plus sens, abolie comme sont brouillées les notions de registres, de genres… de bien et de mal ? Or, justement, la mise en scène met en exergue ces partis pris de l’auteur. À la pluralité postmoderne des registres répond la variété des types de jeu (clownesque, tragique…).

L’exploration de la marge, quant à elle, apparaît dans un travail de mise en espace. Ce dernier fait penser à celui d’un peintre, tant Ambre Kahan parvient à gérer avec talent la pluralité des actions sur scènes. Par ailleurs, en collaboration avec Zélie Champeau, dont la création lumière est vraiment aboutie, elle parvient à faire évoluer dans un clair obscur évocateur des figures qui viennent chercher la lumière de l’amour, de dieu, du pouvoir… quitte à se brûler les ailes.

Il est ainsi de Perceval, joué avec une solaire ingénuité par Barthelemy Pollien : ses enfances se déroulent à jardin, tandis que la légende arthurienne occupe le centre du plateau. Il en est ainsi de Mordret (Baptiste Thomas) : comme écrasé en fond de scène par son destin de renégat, il vient se tordre de douleur et de rage en avant-scène dans un chant de douleur dont la scansion perturbe avant d’imposer sa beauté étrange.

Entre chiens et surtout louves

De surcroît, la distribution comme la mise en scène relaient l’intérêt que l’auteur porte aux femmes, assignées génériquement à la marge. Si on ne s’étonne pas de retrouver le diable dans un corps de comédienne, Arthur, le roi des rois lui-même, est incarné de manière convaincante par Inès Musial Parmi les plus beaux moments de la pièce, on compte la rencontre silencieuse de Guenièvre et de Lancelot, la mise au pilori de Morgane par ses fils… ou les scènes d’Hélène, l’oubliée. Grâce au jeu habité de Chahna Grevoz, la mère de Galaad nous bouleverse.

Comme le récit se déploie sur la page, la mise en scène exploite enfin les richesses d’un plateau évidé, et déployé jusque dans ses tréfonds (par-delà l’arche du Théâtre de L’Union). D’ailleurs, ouvriers du drame qu’ils jouent avec fougue, les comédiens mettent en place quelques éléments de décor, hautement symboliques et souvent métonymiques. Comme dans le théâtre shakespearien (qui semble guider la mise en scène), c’est alors à nous de créer le reste du tableau, de faire surgir de la pénombre donjons et merveilles. Ce que l’on devine est presque plus beau que ce que l’on voit.

La légende arthurienne, récit du« boys band » et des quêtes idéales mortifères, exalte une forme de solidarité. Ambre Kahan (beaucoup mieux inspirée selon nous que sur L’Art de la joie) et les comédiens de l’ESTU la révèlent. Si certaines figures émergent, telles celles de Gauvain (interprété avec justesse par Nils Farré) ou de Merlin, incarné avec une finesse et une présence qui augure de beaux lendemains par Hector Chambionnat c’est bien cette exaltation du collectif que l’on retiendra. Elle sera la force de ces jeunes comédiens, celle peut-être qui leur permettra de scruter « un ciel vide avec les yeux de l’humanité ».

Laura Plas


Le texte est édité aux Éditions de l’Arche
Traduction : Hélène Mauler et René Zahnd
Mise en scène : Ambre Kahan
Avec : Ayat Ben Yacoub, Lilou Benégui, Sidi Camara, Justine Canetti, Samy Cantou, Hector Chambionnat, Marcel Farge, Nils Farré, Amer Ghaddar, Chahna Grevoz, Anna Mazzia, Juliette Menoreau, Inès Musial, Lila Pelissier, Barthélémy Pollien, Baptiste Thomas
Durée : 3 heures
Dès 16 ans

Théâtre de L’Union CDN du Limousin • 20, rue des Coopérateurs • 87000 Limoges
Le 18 juin à 20 heures et le 19 juin à 19 heures
De 5 € à 22 €
Réservations : 05 55 79 90 00 ou en ligne

À découvrir sur Les Trois Coups :
Entretien avec Aurélie Van Den Daele, metteuse en scène, nouvelle directrice du CDN de l’Union et de l’Académie

Photos : Thierry Laporte  

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