« Le Jardin des délices », Philippe Quesne, Carrière de Boulbon, festival Avignon 2023

Le-Jardin-des-délices-Philippe-Quesne © Martin Argyoglo

Une équipée qui nous embarque loin ! 

Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups

Philippe Quesne fête les vingt ans de sa compagnie Studio Vivarium dans le plus exquis des théâtres naturels du Festival : la carrière mythique de Boulbon enfin rouverte ! Il s’inspire du tableau de Bosch pour dessiner son propre « Jardin des délices », et sa création, poétique et humoristique, truffée de références, nous emporte. Le spectacle rappelle beaucoup « La mélancolie des dragons ».

Lorsque les volets du triptyque du célèbre tableau de Jérôme Bosch (1503) sont fermés, « l’origine du monde » apparaît : un globe composé de nuages sombres, en haut, et d’un sol gris. Un personnage, Dieu, se trouve assis, un livre à la main. À côté de lui, on peut lire ce psaume, en caractères gothiques dorés : « Ipse dicit et facta sunt ; Ipse mandavit et creata sunt » (« Car Il dit et la chose arrive ; Il ordonne et elle existe. »). Philippe Quesne et sa joyeuse troupe semblent partis de cette image pour brosser la scénographie et un morceau de leur intrigue.

Des personnages habitent l’espace de la carrière – cirque de sable et de roches ouvert sur la voûte céleste -, le temps de la représentation. Ils rendent hommage à un œuf gigantesque déposé sur le sol. L’un d’eux propose des livres. Plus tard, le même acteur métamorphosé lancera que « chacune de [ses] pensées crée le monde ; des paroles produisent des actions », chaque individu peut d’ailleurs le faire depuis sa chambre. Des mots lumineux (à la police médiévale) sont également projetés sur un écran ou sur la roche…

À partir de là, tout devient possible : le spectacle se déploie, en référence à d’autres motifs et par associations d’idées. Le public assiste à diverses séquences qui semblent parfois décalées, hétérogènes, mais qui forment peu à peu une cohérence, un voyage, une aventure. Comme lorsqu’il regarde le tableau complet, si foisonnant de Bosch.

Le-Jardin-des-délices-Philippe Quesne © Christophe Raynaud de Lage
© Christophe Raynaud de Lage

Nous sommes donc embarqués dans un canyon de Far West, mais très futuriste. Un camion blanc contenant sept acteurs, des valises, du matériel de tournage vidéo, des textes et des instruments de musique, pénètre sur le sol vide, aride et en « cul de sac » de la carrière, comme sur la lune… D’abord avec étonnement, délicatesse, respect. Arborant des costumes classiques, des chapeaux ou bottes de cow-boy ou un jean hippie, l’équipée détonante s’approprie le lieu, prend le temps de le regarder, de le toucher. Comme des comédiens en répétition qui découvrent leur espace de jeu. Cependant, certains de ces pionniers veulent impérativement creuser cette terra incognita (en quête d’or, d’eau ?). Tous remontent dans le bus, portent un toast à l’œuf (sorte de totem du groupe), avancent sur la piste, s’arrêtent à nouveau, avant de désosser et décharger l’engin. Les voilà prêts à entamer au sein d’un « ovale de paroles », une succession de saynètes qui mettent en abyme la création de petites formes spectaculaires. Le bus servira aussi de scène.

Retour d’un collectif utopique, en pleine invention

Leur intrusion rappelle tant l’arrivée en voiture, dans la neige du cloître des Célestins, des chevaliers chevelus, rockers et mélancoliques, de La mélancolie des Dragons, (un spectacle irrigué par la peinture de Dürer)… En panne, ils rencontraient Isabelle, en vélo, et lui dévoilaient le contenu de leur véhicule. Dans ce « Jardin des délices » (proche du parc d’attractions d’alors), on retrouve cette idée d’une communauté qui s’arrête pour créer, devant un public. Un collectif construit une utopie et donne à voir un spectacle inattendu, à un public, avant de disparaître comme elle est arrivée.

Ce qui nous avait tant ébloui, alors, en 2008, remonte comme une réminiscence : la poésie, l’incongruité, les décalages qui suscitent le rire, le jeu du groupe d’acteurs, l’écriture très plastique, les objets et personnages hétéroclites, les images marquantes, à profusion… Gaétan Vourc’h (présent dès la pièce manifeste du Studio Vivarium, La démangeaison des ailes, en 2005, sur le thème de l’envol, inspiré de La chute d’Icare de Brueghel l’Ancien) est toujours là : c’est lui qui anime l’épopée, se préoccupe du bien-être de chacun dans le bus studio-coulisses, propose de se servir dans la valise (boîte à outils, caravane) et, à la fin, déclare que « l’œuf nous propose de choisir une nouvelle destination, de continuer », là-haut…

Le-Jardin-des-délices-Philippe Quesne © Christophe Raynaud de Lage
© Christophe Raynaud de Lage

Chacun des voyageurs – artistes amateurs – propose donc des lectures, musiques, performances, danses, numéros de cirque ou de magie un peu absurdes, des tableaux vivants évoquant des créatures fantastiques dans lesquels certains s’insèrent, à l’écoute des partenaires. Certains interprètent le public, d’autres tournent des images et prennent des sons. Ils sont tantôt à l’unisson, tantôt en contrepoint.

On remarque d’emblée le personnage mince à la longue chevelure (une perruque) et aux bottes de cow-boy, interprété par le brillant Thierry Raynaud, méconnaissable derrière ses lunettes noires : lui veut faire entendre sa singularité, sa voix, son corps. Les sonnets qu’il déclame du haut du bus doivent être écoutés par l’assemblée. Il faut dire que sa façon d’habiter les textes, son timbre et son jeu sont remarquables. On le voit aussi danser avec son ombre immense devant les parois rocheuses, hypnotisé par une merveilleuse chanson portugaise.

Sébastien Jacobs se distingue aussi par ses dons de chanteur, de musicien (son maniement de la guitare ou du violoncelle par exemple) et sa maîtrise du flamand, de l’italien… Chaque membre de la troupe possède sa partition, même si les comédiennes nous semblent moins bien servies.

Le-Jardin-des-délices-Philippe Quesne © Christophe Raynaud de Lage
© Christophe Raynaud de Lage

Le voyage, dans ce jardin minéral de Boulbon, possède aussi une dramaturgie qui rappelle les quatre temps du tableau de Bosch : la création d’un monde, puis, lorsque le triptyque est ouvert, un monde paisible où l’on cohabite avec son environnement (humain, animal, végétal), ensuite, des rencontres sans entraves, la vie créative, débridée, en mouvements, n’excluant pas des questionnements sur la mort (au travers d’une évocation sublime des cercles dantesques de L’Enfer en Italien); enfin, des coups de tonnerre et un bourdonnement d’insectes infernal assombrissent l’atmosphère. Un personnage en costume médiéval annonce alors qu’il est temps d’en « revenir aux fondements » et de se demander comment est né ce tableau. Il présente donc l’œuvre d’art de la Renaissance, inspirée des Mystères du Moyen-âge et des mystiques flamands, ses interprétations contradictoires, et en propose une délicate ekphrasis, en flamand. Puis, d’autres personnages parlent à nouveau d’origine. Une autre œuf est posé sur le sol et brisé (on songe au surréaliste Dali). Le tournage du film se poursuit. Une voix divine se fait entendre par l’intermédiaire d’un extra-terrestre ridicule et touchant, en costume de squelette. Enfin, un départ fantastique se produit dans la nuit, comme dans un film de science-fiction.

Un vivarium ouvert à tous les possibles

Les références se multiplient : à des films, tableaux et musiques, à d’autres spectacles joués à Boulbon, aux précédentes créations de Philippe Quesne. Le fatras de créatures, d’objets et d’images fantaisistes qui pullulent rendent autant hommage au petit Vivarium de son créateur, à son théâtre, qu’un tableau peuplé d’oiseaux, de coquillages, de fruits géants, de bassins d’eau et autres inventions humaines de la peinture… Surtout, chacun est libre d’y projeter ce qu’il veut ! La grande force de ce spectacle est d’ouvrir l’imaginaire…

Le-Jardin-des-délices-Philippe Quesne © Christophe Raynaud de Lage
© Christophe Raynaud de Lage

Ce jardin évoque-t-il un début, une utopie (artistique), une fin du monde ? Toutes les époques se mêlent mais le thème de la nature, de la matière, est essentiel. Surtout dans un tel endroit. L’idée philosophique que « nous ne sommes que des vers nus dans ce paysage », comme toutes les créatures, et « non des humains », revient. Ce grand « jardin », il faut le respecter, le célébrer car il se trouve déjà fort desséché. Ce constat mène à envisager d’autres mondes, ou plutôt d’autres voies… Tâchons, nous invite d’ailleurs un mystique flamand du XIVe siècle cité dans la pièce, de nous « dépasser » : chaque pierre est un « éclat du cosmos ». « Ronde, plane, brillante », c’est un miroir de « la clarté, la Vie, l’amour qui consume tout ». Cet élément permet d’accéder à « une manne céleste, un goût, une paix, une sérénité absolue »…

On imaginait peut-être trouver dans cette somptueuse carrière une profusion de motifs fantasmagoriques du Jardin de Bosch. Mais (dé)passée cette attente, on découvre un spectacle pétri de détails, d’échos, qui ménage des silences, se déplie tranquillement, utilise avec parcimonie et intensité le texte et les images – laissant ainsi un bel espace ouvert au spectateur ! 🔴

Lorène de Bonnay


Le Jardin des délices, Philippe Quesne, création librement inspirée de Jérôme Bosch

Conception, mise en scène et scénographie : Philippe Quesne
Textes originaux : Laura Vasquez Avec : Jean-Charles Dumay, Léo Gobin, Sébastien Jacobs, Elina Löwensohn, Nuno Lucas, Isabelle Prim, Thierry Raynaud, Gaëtan Vourc’h Dramaturgie : Eddy d’Aranjo, Johanna Höhmann Spectacle capté en partenariat avec Arte, à voir ici
Durée : 2 heures

Carrière de Boulbon • 13150 Boulbon
Du 6 au 18 juillet 2023 à 21 h 30
Réservations : 04 90 27 66 50 ou en ligne

Dans le cadre du Festival d’Avignon, du 5 au 25 juillet 2023
De 10 € à 40 €
Plus d’infos ici

Tournée ici :
• Le 4 août, Festival d’Epidaure, à Athènes
• Du 7 au 10 septembre, RuhrTriennale, à Gelsenkirchen
• Du 26 septembre au 5 octobre, Théâtre Vidy-Lausanne (relâche le 1er octobre)
• Les 13 et 14 octobre, Théâtre du Maillon, à Strasbourg
• Du 20 au 25 octobre, MC93 de Bobigny dans le cadre du Festival d‘Automne à Paris
• Les 23 et 24 novembre, Maison de la culture d’Amiens, dans le cadre du Festival Next
• du 29 novembre au 1er décembre, Théâtre du Nord, Lille, avec La Rose des Vents, dans le cadre du Festival Next

(Re)voir La Mélancolie des dragons, du 9 au 17 décembre, au Centre Pompidou, avec le Festival d’Automne à Paris

Interview « La matinale » du 6 juillet : https://festival-avignon.com/fr/audiovisuel/la-matinale-avec-philippe-quesne-pour-le-jardin-des-delices-6-juillet-2023-34614

À découvrir sur Les Trois Coups :
La Mélancolie des Dragons, par Jean-François Picaut

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