Anatomie de chutes
Cette année, plutôt qu’un pôle national cirque, nous avons choisi de rencontrer une association installée dans son nouveau lieu, Le Milieu, 3e équipement métropolitain d’intérêt communautaire dans la ferme du Haut Bois, à Saint-Jacques-de-la-Lande. Implantée à Rennes depuis 2005, AY-ROOP déploie un projet unique œuvrant au développement du cirque et à son partage avec le plus grand nombre. Avec son réseau de partenaires, cette structure labellisée scène de territoire cirque se distingue par une dynamique propice aux échanges, à la mutualisation et à la coopération.
Parmi ses activités : production et diffusion, implantation et structuration, mise à disposition d’espaces d’entraînement, organisation de master class, résidences. Chacune de ces dernières donne lieu à une présentation publique qui permet de découvrir un projet et de mieux comprendre les enjeux et le processus de création. Fortement engagée dans le soutien aux écritures circassiennes singulières et dans la conception de formes innovantes (dont des écritures croisées), AY-ROOP accompagne d’ailleurs des compagnies que nous suivons de près.
Cie Ea Eo : jonglage rappé ou rap jonglé ?
C’est la sortie de résidence de la cie Ea Eo qui a d’abord motivé ce choix, avec son prochain opus, Biographies. On a pu voir les prémices de cette performance, en 2022, sous la bulle gonflable des Fauves (lire la critique).
Que se passe-t-il dans la tête d’une artiste qui fait tout afin de ne pas rater son numéro ? Le spectacle est conçu en trois parties : séance d’échauffement où un rappeur restitue les pensées de la jongleuse, émaillée de ses propres commentaires. Assis à une table, Pierre Laloge est d’abord la petite voix de Neta Oren, entre « porte-parole » et coach. Il est ensuite seul en scène, avant que le duo ne narre la vie du spectacle et de sa longue tournée (coulisses, rituels, saluts, trajets…), en parallèle des éléments marquants de leur vie. L’ensemble est scandé sur un rythme répétitif. Les 160 battements par minute donnent une idée de cette introspection.
Belle performance de Neta Oren qui enchaîne les figures, au fil de ses réflexions : comment gérer la chute des balles ? La chorégraphie est-elle à la hauteur ? Comment se renouveler après 15 ans d’activités ? À quoi bon souffrir autant ? Injonctions, doutes et mantras se succèdent sans temps mort. Quel défi de suivre le flux de ses pensées, aussi bien pour la jeune femme que son complice : lancer, attraper, ramasser, garder l’équilibre et le tempo, danser, souffler, rester concentrée, lâcher prise, se recentrer. Mais également exprimer des émotions, raconter, interpréter, analyser, interagir.
« Biographies », cie Ea Eo © Jean-Marc Chauvel
Le dialogue s’instaure naturellement : mot à mot, rime après rime, chaque balle devient un écho, chaque mot trouve son mouvement, entre peur de l’échec et euphorie de la réussite, entre fulgurances et digressions. Oui, les pensées fusent. Heureusement, les échanges de regards sont autant de respirations.
On comprend pourquoi la pièce est lauréate du fonds de soutien Territoires de Cirque. Le spectacle est bien construit, avec un texte profond, des jeux de mots et des punchlines qui participent de la qualité d’écriture. Le rappeur ne dérape pas, même quand il compile les ratés ! Il donne à voir les pensées qui tournent en boucle, l’acharnement, sinon la rage.
Le jonglage métronomique, que Neta Oren développe depuis dix ans avec Éric Longequel, trouve ici tout son sens : se laisser porter par le flow, sans rien rater, surtout pas sa vie, lancer des pistes afin de (r)attraper les moments perdus, ramasser les souvenirs. Presque une thérapie ! Quoi qu’il en soit, une démarche libérée de tout carcan. Ce spectacle aussi haletant qu’inventif augure d’un beau succès.
« Hold on » : en apesanteur
Après la chute des balles, celle d’un corps… Pour cette autre plongée intime, nous sommes conviés à une immersion, une proposition hybride aux frontières du cirque et des arts numériques, une expérience inédite autour du témoignage d’une acrobate (discipline aérienne), cette fois-ci. Créée en octobre 2016, Fheel Concepts est une compagnie à suivre. Elle conçoit du cirque comme on ne l’a jamais vu.
Hold on peut être traduit par « Tiens bon ! ». Après un accident, Corinne Linder a dû reconsidérer sa carrière : c’est une « étape de vie, la première pierre d’un nouvel édifice », précise-t-elle. Avec recul (et poésie), elle y aborde notre rapport au risque en présentant la peur comme une projection de l’esprit. Elle met en perspective le moment où la chute semble inéluctable et qui, lorsqu’elle survient, suspend la grâce de l’instant.
Équipés de casque audio et de lunettes, nous voilà donc dans un autre espace-temps. On évolue virtuellement dans les coulisses, en piste, au centre des regards, perchés sur les hauteurs du chapiteau, à 10 mètres de hauteur. On s’éloigne et se rapproche, on s’élève bientôt jusqu’au moment de bascule, de l’autre côté du miroir. On se laisse envahir par le trac, la joie, ou encore l’adrénaline. Encadrée par deux artistes manipulateurs, cette initiation à la VR vise un public familial.
Corinne Linder voit dans cette technologie le moyen « d’augmenter l’expérience du spectateur » en invitant celui-ci à prendre sa place. En effet, relevons l’originalité du point de vue, à 360°, qui repousse les limites entre fiction et réalité, d’autant plus que la réalisation du court-métrage est de qualité. Le travail sur le flou des images traduit la crise existentielle traversée par cette artiste, mais fournit aussi l’occasion de belles échappées oniriques. « J’ai choisi le tissu parce que j’ai choisi le ciel », écrit-elle. Elle nous invite ainsi à ressentir la fragilité de la vie.
« Hold on » © Fheel Concepts
En guise d’introduction, on nous promet des sensations. Certes, les mots et le jeu vibrent avec les frémissements des tissus. Si tous les sens sont sollicités, cela reste sporadique. C’est malgré tout planant. On sent bien la verticalité, on l’éprouve même. On nous explique également que l’on sera acteur, même s’il n’y a pas d’interaction possible, comme dans les jeux vidéo. Les artistes évoluent effectivement parmi nous et nous encouragent à bouger. Chaque spectateur possède son espace de jeu délimité par une corde au sol et peut alterner la position assise ou debout, grâce à des chaises rotatives favorisant les mouvements. De nous dépend donc l’angle de vue (plongée ou contre-plongée, derrière notre épaule, etc.). Ce qu’on y vit découle de notre navigation avec les images. L’accompagnement n’omet pas recommandations d’usage et respirations pour atterrir, autrement dit revenir en douceur à la réalité.
Vertiges des sens
On peut regretter le manque d’émotions. Le contact physique ne compense pas l’absence d’interprète sur scène. Aux nouvelles technologies, certains ont préféré la soirée conviviale concoctée par les maîtres du Milieu qui ont invité deux personnalités exceptionnelles faisant vibrer, cette fois-ci, un public à l’unisson, lors de la Soirée Magic glouglou. Ah ! La chaleur humaine et la magie du vin !
D’une dextérité sans égale, le magicien Yohann Gauthier nous en a mis plein la vue. Ou plutôt, n’a cessé d’échapper à notre vigilance. Évoluant d’abord de table en table, au plus proche des spectateurs, il a fait un final à la hauteur de son talent, entre tours et détours, brouillant les frontières entre illusion et réel. On a apprécié sa dextérité et son humour. Close-up, manipulation d’objets, mentalisme… Tout en finissant par des pirouettes, il n’hésite pas à démonter certains mécanismes : « Comment fonctionne le raisonnement humain face à une illusion ? ».
« Soirée Magic Glougou » © Christophe Boisselier © Yohann Gauthier ;
Ce jeune magicien est l’accord parfait avec le charismatique Christophe Boisselier, sommelier depuis trente-cinq ans, d’abord dans des restaurants étoilés, avant de créer ses propres bistrots à vins et restaurants à Rennes. Considérant que « nos perceptions sensorielles sont sous influences », le conférencier agrémente donc ses propos de magie, qui le passionne aussi depuis longtemps. C’est classique mais délicieux, émaillé de tours aux effets simples qui ne demandent pas trop de technique. Cependant, le miracle se produit grâce à la narration.
Déjà, il considère un sommelier comme une sorte de magicien : « Il devine vos goûts pour vous conseiller et son travail est de deviner le vin qu’il déguste à l’aveugle ». Dans cette conférence spectacle bien rythmée, Christophe Boisselier dévoile autant les mystères de l’alchimie vinicole que sa vie. Il mêle éléments biographiques, anecdotes croustillantes, souvenirs de dégustation. Justement, il nous initie à cette dernière, vins à l’appui. On affine alors notre sensibilité gustative.
L’expert met en mots la puissance et l’élégance de vins, décrit les éléments qui font leur style. Mais il explique que le souvenir d’une émotion prime sur le reste. D’où l’importance du contexte (le lieu, le moment, l’ambiance, les gens…). De toute façon, selon lui, « les bons vins ont le caractère de l’endroit d’où ils viennent et l’esprit des personnes qui les font ».
« Jeux de mains » © cie Ricochet
Des quatre propositions, on ne défendra pas Jeux de mains (cie Ricochet François Pestel), qui ne nous a pas semblé tout à fait adaptée aux tout-petits (6 mois à 3 ans), avec une trop grande exigence au niveau de l’attention, exclusivement visuelle. Le spectacle est court (20 minutes) et, pourtant, on décroche ; la seconde partie dédiée au jonglage avec les boules translucides est très belle, mais trop abstraite.
Enfin, nous n’avons pas pu voir Don’t Worry (cie le Long Raccourci), « une mésaventure de deux genoux », explorant les thèmes des blessures et guérisons. Une performance associant mouvements acrobatiques, jonglerie et équilibre, annoncée comme une « véritable ode à l’articulation et une approche captivante de l’anatomie ». Dommage, cela aurait pu être le clou de cette nuit du cirque : l’anatomie d’une chute.
Léna Martinelli
Nuit du Cirque 2024
Du 15 au 17 novembre 2024 à Rennes Métropole et Ile-et-Vilaine
AY-ROOP scène de territoire cirque • Le Milieu • rue du Haut Bois • 35136 Saint-Jacques-de-la-Lande • Tel. : 02 99 78 29 19
Biographies, cie Ea Eo
Site de la cie
Texte : Neta Oren, Éric Longequel, Pierre Laloge
Mise en scène : Éric Longequel
Avec : Neta Oren (jonglage) et Pierre Laloge (rap)
Musique : Jérémie Ravoux
Regard extérieur : Étienne Manceau
Costumes : Lorhanne Da Cunha
Création lumière, conception et construction scénographie : Jules Guerin
Régie de tournée : Erwan Sautereau
Durée : 50 min
Dès 6 ans
Le Milieu • rue du Haut Bois • 35136 Saint-Jacques-de-la-Lande
Le 15 novembre 2024
Tournée :
• Le 14 février 2025, Vellein, scènes de la CAPI, à Villefontaine
• Du 5 au 7 mars, Cirque-Théâtre d’Elbeuf, dans le cadre du festival Spring, à Elbeuf
• Du 13 au 23 mars, UP circus & performing art, à Bruxelles
• Les 16 et 18 avril à Latitude 50, à Marchin (Belgique)
• Les 19 et 20 avril, à Tournai (Belgique)
• Le 7 mai, Maison du Théâtre et de la Danse, à Épinay-Sur-Seine
• Les 17 et 18 mai, Maison des Jonglages, à Bondy
• Le 1er juin, dans le cadre du Festival International de Proximité (FIP), à Rabastens
• Du 10 au 16 novembre, Les SUBS, à Lyon
Hold on, cie Fheel Concepts
Site de la cie
Créé et dirigé par Corinne Linder en collaboration avec Amaury La Burthe (Novelab / Audio Gaming)Régisseuse générale : Marjolaine Grenier
Tout public dès 8 ans
Durée : 30 min (8 à 10 séances par jour)
Espace intergénérations • 7, rue des écoles • 35340 Liffré
Le 16 novembre 2024
Soirée Magic Glouglou
Durée : 2 heures
Site de Yohann Gauthier
Contact : 06 78 73 18 77 • Mail
Site de Christophe Boisselier
Contact : 06 30 17 04 17 • Mail
Le Milieu • rue du Haut Bois • 35136 Saint-Jacques-de-la-Lande
Le 16 novembre 2024
Jeux de mains, de François Pestel
Page Facebook de la cie Ricochet
MJC de Pacé • 4, avenue Charles Le Goffic • 35740 Pacé
Le 17 novembre 2024
Dans le cadre de La Nuit du Cirque, 6e édition du 15 au 17 novembre 2024
La Nuit du Cirque est un événement international initié et organisé par Territoires de Cirque avec le soutien du Ministère de la Culture en France, en collaboration avec l’Institut Français et avec l’appui de Circostrada Network, ProCirque (Suisse), BUZZ Bundesverband et Forum Neuer Zirkus (Allemagne), la FFEC – Fédération Française des Écoles de Cirque, la FEDEC – Fédération Européenne des Écoles de Cirque professionnelles, Circuscentrum Vlaanderen (Belgique) et l’Association tchèque de cirque contemporain Asociace nového cirkusu (République Tchèque).
Photo de une : « Hold on », Fheel Concepts © Centre Wangari Maathai
