Révolution, feuille de route
Par Stéphanie Ruffier
Les Trois Coups
Ambitieuses, les Chiennes Nationales ? Oui, oui, oui. En sus de la traversée de l’œuvre de Jack London, elles proposent rien moins que la revivification du socialisme et l’organisation d’une révolution. Programme chargé ! Un road-movie savoureux et perspicace.
Dans les arts de la rue, elles sont désormais nombreuses les compagnies qui misent sur le livre comme matière première. La lecture comme force émancipatrice ? On signe des deux mains. La comédienne et metteure en scène Maïa Ricaud, née dans une famille de militants, a une foi indéboulonnable en la littérature : « Elle me multiplie, me transforme, me fait devenir homme, femme, intellectuelle, peintre, cheminot, tueur, vieux, enfant, etc. Ces métamorphoses m’aident à appréhender le monde, à ne pas m’abreuver de généralités, mais au contraire à me nourrir de la particularité des êtres. » Dans ce dernier opus, elle s’attelle à Jack London. Et c’est une grande réussite.
Penser la lutte
Ce que signifie la vie pour moi est un court texte de Jack London qui éclaire son parcours : après une enfance dans la misère de la chair et de l’esprit, puis une ascension fulgurante vers la classe dominante, il choisit de retourner à une vie modeste. Il pointe alors les discours mensongers de l’élite, notamment sur le mérite, et défend son engagement socialiste.
Socialisme : une pensée politique dévaluée par les nombreuses récentes défaites de la gauche française. Refusant la résignation, les Chiennes Nationales se proposent de retourner à sa source et le réanimer. Cela prend les atours d’une réunion militante pour interroger et remotiver les troupes. On pense au très vivifiant spectacle Obsolètes, de la compagnie À demain j’espère : même acuité politique, même entrain avec petites pointes grinçantes.
Tout débute par une performance et la construction collective d’un édifice avec 5000 planchettes Kapla, accompagnée de l’écoute de témoignages. Vient ensuite la réunion qui va donner des armes concrètes à la lutte politique. Le spectacle repose sur une scénographie en bi-frontal : d’un côté la construction ; de l’autre, des panneaux électoraux qui servent de tableaux pédagogiques. Tout est expliqué : efficacité et didactisme concret.
Au plateau, Maïa, vindicative, souriante et pratico-pratique est accompagnée par Stéphanie, une comédienne qui a lu 55657 livres : on se moque beaucoup de ses œillères et de son expérience de jeu en salle (une bourgeoise, quoi !). Mathieu, un croquiste, est là aussi. Ses crayons saisissent les soubresauts de la pensée en route, comme les visages du public.
Tout tourne autour de l’édifice bâti par l’oligarchie et de la classe moyenne qui maintient l’édifice et pourrait l’ébranler. La réunion préparatoire se propose d’y parvenir avec une feuille de route ambitieuse et hyper organisée. Suffit de savoir que la révolution débutera au G20 de Caraman, qu’elle utilisera le caddie comme moyen de transport et bélier, qu’il y aura des rapts et des exfiltrations du capitalisme. En route Simone, et en Blablacar s’il vous plaît ! L’autodérision est aussi du voyage, et ça fait un bien fou.
Ébranler l’édifice
La dramaturgie est très bien pensée, va chercher Bourdieu en tenue de Superman, interroge le public sur ses conditionnements, son « habitus social », y compris sa sexualité. C’est une fête de l’intelligence. Cela fuse de tous côtés. Après un entracte, cela reprend sur les chapeaux de roue. Il faut assister à ce spectacle en s’asseyant au cœur du public, vivre l’enthousiasme qui monte. Car la pensée nécessite de se plonger pleinement dans ses méandres, de goûter la proposition au plus près de l’énergie des trois interprètes et de laisser grimper la conscience de faire partie d’un groupe, d’une force.
Tout est construit pour faire céder le défaitisme. On rit beaucoup. On a envie d’aller regarder des photos de Willy Ronis, de fustiger les bullshits jobs, ces boulots sans intérêt pointés par l’économiste David Graeber. On se sent surtout reboosté pour lire et relire Jack London (profitons-en pour glisser nos nouvelles préférées, En grève !, aux éditions Libertalia).
On l’aura compris, il faut un cœur militant pour savourer tout le suc de cette proposition sincèrement engagée. On peut aussi y pêcher quelques vérités sur l’organisation sociale, toujours bonnes à rappeler. Ou carrément se déciller et abandonner des valeurs frelatées. Rêvons un peu. Le travail plastique autour des idées clés qui soutiennent et sous-tendent la progression du « spectacle » est fin et bien vu. Superbe et très émouvante image finale. Le Spad’mag distribué au cours du spectacle, les flyers et affiches de la compagnie sont, en soi, un petit régal. Y transparaissent toute la pensée arborescente, le plaisir de partager ses références, l’esprit profus et joyeux de la compagnie. Lire et faire la révolution : même combat ! 🔴
Stéphanie Ruffier
Ce que la vie signifie pour moi, Les Chiennes Nationales
Librement inspiré de l’essai de Jack London et écrit par Maïa Ricaud et Clémence Barbier
Site de la compagnie
Mise en scène : Maïa Ricaud
Avec : Maïa Ricaud, Stéphanie Cassignard et Matthieu Fayette
Dessin : Matthieu Fayette
Collaboration artistique à l’écriture, à la dramaturgie et à la mise en scène : Olivier Waibel
Régie : Olivier Jeannoutot
Création sonore : Xavier Coriat
Collaboration artistique à la scénographie : Constance Biasotto
Durée : préambule performatif (construction collective en kapla) 2 heures ; spectacle 2 heures (dont 10 minutes d’entracte)
À partir de 10 ans
Festival Éclat IN • place des Carmes • 15000 Aurillac
Les 17, 18 et 19 août à 16 heures
En accès libre
Tournée ici :
• Du 23 au 27 août, Festival des Rias, pays de Quimperlé (29)
À découvrir sur Les Trois Coups :
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