Huis clos tropical, poisseux et violent
Par Trina Mounier
Les Trois Coups
La Compagnie Kobal’t monte « Combat de nègre et de chiens » de Bernard-Marie Koltès, un spectacle coup de poing qui lui va comme un gant, direct, puissant et captivant.
Le titre, déjà, évoque la violence, tant par le terme combat que par les termes utilisés pour nommer les protagonistes : nègre et chiens. La pièce se déroule quelque part dans une Afrique post-coloniale qui donne les éléments de l’intrigue. Un huis clos réunit trois blancs : Horn, un entrepreneur de travaux publics ; Léone, la femme qu’il vient d’aller chercher pour agrémenter ses vieux jours ; Cal, un ingénieur du chantier, plus psychopathe que col blanc, agressif et raciste. Trio que vient troubler un homme noir énigmatique, Alboury.
Et les chiens dans tout ça ? Celui de Cal, qu’il appelle Toubab (équivalent blanc de nègre en Afrique), avec lequel il dort, comme un doudou ou un substitut sexuel… Tous ces Blancs qui, au fond, ne sont que des chiens ? Un cocktail explosif.
Pour abriter ce combat, il faut un ring et des spectateurs. Christian Tirole a l’idée d’en inviter certains à s’installer sur deux gradins disposés en fond de scène et à cour, le public de la salle fermant ce dispositif qui met tout le monde en situation de témoin et d’acteur potentiel. Derrière, l’obscurité inquiétante. Au centre, de la terre battue, ocre, lumineuse. À jardin, une sorte de cabane dont Léone ne semble pas vouloir sortir facilement et une table portant verres et bouteille de whisky, ingrédients de la vie sous les tropiques : on y sent une vie poisseuse propice à toutes sortes de dérèglements. Le scénographe a magnifiquement planté le décor.
Un monde foncièrement inégalitaire
Car on apprend vite que cette petite communauté ne se réduit pas aux quatre personnages, parmi lesquels d’ailleurs figure un intrus, le nègre Alboury. Elle est protégée par des barbelés, des miradors, des gardes armés, ceux-là même que nous figurons. Il y aurait là de quoi faire une pièce politique, mais Koltès l’a clairement indiqué : il ne se sent pas légitime pour porter un regard critique sur cette situation. Elle « parle peut-être un peu de la France et des Blancs » affirme-t-il. Dont acte.
Voyons de plus près qui sont ces Blancs. Horn est un chef d’entreprise sans scrupule, installé depuis longtemps dans ce coin d’Afrique pour y faire des affaires sans crainte d’une quelconque législation contraignante. Il règne en maître sur ce chantier tout en délégant les tâches de basse police à Cal, l’ingénieur bardé de diplômes venu s’échouer là on ne sait trop pourquoi.
D’entrée de jeu, nous apprenons qu’un accident a eu lieu, ou plutôt un meurtre déguisé en accident : Cal cherche à cacher grossièrement son forfait (les meurtres font mauvais effet) mais Horn est un malin à qui on ne la fait pas. C’est alors qu’Alboury sort de l’ombre pour réclamer le corps de son frère. Ni plus ni moins. La distribution des forces apparaît : Cal et Horn se retrouvent dans le même camp. Alboury est seul mais on le sent puissant, représentant de toute une communauté noire, dangereuse, qui attend son heure.
On est en plein polar et la tension est palpable sur le plateau, bien orchestrée par Boisliveau : les silences sont pesants, les relations fausses. Horn veut faire boire et jouer Cal qui se méfie et se défile. Finalement la vérité fait surface : il a tiré sur le frère d’Alboury, pour une simple désobéissance, puis a lancé son camion sur le corps dont il s’est débarrassé. Horn va user de ses talents pour, croit-il, enterrer l’affaire et rouler Alboury.
Violence
Dans ce huis clos délétère constitué quasi uniquement d’hommes, plombé par le manque de femmes –frustration qui ne dit pas son nom – les relations sont tissées par l’intérêt, les mesquineries, les jalousies et l’amertume. Chaque personnage crève de solitude. C’est à cause d’elle que Horn est allé chercher Léone, c’est à cause d’elle que Léone a accepté de suivre cet homme dont elle ne sait rien, si ce n’est qu’il est riche, qu’il lui a promis de voir des feux d’artifice et d’approcher ces Africains parés d’une séduction fantasmée. C’est la solitude encore qui fait basculer Cal dans la folie. Seul Alboury fait partie d’une communauté, parce qu’il réclame le corps de son frère sans varier.
L’interprétation des comédiens est tout-à-fait remarquable. De son jeu subtil, Pierre-Stefan Montagner interprète Horn roublard, désarçonné, capable de changer de tactique aussi vite que le serpent. Denis Mpunga confère à Alboury une force, une tranquillité que rien ne semble pouvoir faire vaciller. Chloé Chevalier prend de l’ampleur au fur et à mesure du drame. Enfin, en parfait psychopathe, Thibault Perrenoud, imprévisible, dangereux, offre une palette de jeu très expressive, parfois même trop.
Il suffit d’avoir vécu quelque temps dans cette Afrique postcoloniale des années 70-80 pour la reconnaître, à la fois magnifique et vénéneuse. Pour identifier ces petits blancs avinés qui s’enivrent de se sentir les rois du monde. Pour sentir les menaces, l’insécurité, le danger sous-jacent à ces paix factices et arrachées. Oui, la tension est palpable, tout au long du spectacle, et restitue puissamment un monde où tout peut arriver, même le pire. Surtout le pire. C’est la plus grande réussite de Mathieu Boisliveau. 🔴
Trina Mounier
Combat de nègre et de chiens, de Bernard-Marie Koltès
Collectif Kobal’t
Texte : Bernard-Marie Koltès
Mise en scène : Mathieu Boisliveau
Avec : Chloé Chevalier, Pierre-Stefan Montagnier, Denis Mpunga, Thibault Perrenoud
Collaboration artistique : Thibault Perrenoud, Guillaume Motte
Assistanat à la mise en scène : Guillaume Motte
Scénographie : Christian Tirole
Lumière : Claire Gondrexon
Costumes : Laure Mahéo
Régie générale et son : Raphaël Barani
Régie plateau : Benjamin Dupuis
Pyrotechnie : Raphaël Barani et Claire Gondrexon
Durée : 2 heures
Du 25 au 29 avril 2023, à 20 heures
Théâtre des Célestins • 4, rue Charles Dullin • 69002 Lyon
Réservations : 04 72 77 40 00 ou en ligne
De 7 € à 40 €
Tournée :
• Les 4 et 5 mai, MCB Scène nationale de Bourges
• Du 9 au 11 mai, Théâtre Sorano, à Toulouse
• Le 16 mai, ACB Scène nationale de Bar-le-Duc
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Entretien avec Mathieu Boisliveau, metteur en scène de Gibiers du temps, par Delphine Padovani
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