« Les artistes sont au cœur de notre projet »
Par Florence Douroux
Les Trois Coups
À Mougins, un formidable vaisseau culturel a mis les voiles en 2017, trouvant rapidement une place incontournable dans le paysage azuréen. René Corbier, directeur du service culturel de Cannes pendant trente ans, assure la direction artistique de la Scène 55. Une belle aventure évoquée par un homme d’expérience.
Dès le début, avec la ville de Mougins, vous avez rêvé d’une scène ambitieuse avec une programmation de haut niveau. Comment cela s’est-il passé exactement ?
Le projet architectural du bâtiment était déjà magnifique. Avec un dispositif scénique très fonctionnel, une acoustique et une visibilité parfaites, un grand plateau, il fallait en faire un équipement majeur pour le département.
Choisir quelques compagnies du coin, inviter les amis des amis, faire des bidules… Cela ne m’intéressait pas. J’aurais bénévolement aidé en donnant quelques conseils, mais je ne me serais pas investi. Avec la ville, nous avons donc voulu construire un projet d’envergure, à la hauteur. Et j’ai demandé de me laisser travailler. À Cannes, pendant trente ans, personne ne m’a jamais tenu le crayon et on ne m’a pas demandé d’aller voir ailleurs. J’avais besoin de la même confiance.
J’ai donc fait mon étude de marché et essayé de trouver des passerelles avec les autres lieux, pour travailler en complémentarité. Je n’ai pas transigé sur l’éternelle question des spectacles dits de « grand public » : des spectacles qui attirent le public oui, mais nivelés par le bas, certainement pas !
Scène 55 n’a que trois ans d’existence et se prépare à devenir scène conventionnée d’intérêt national. Avec quelle spécificité ?
Nous espérons obtenir l’Appellation « Art et création » en début d’année prochaine. C’est encore une jeune scène, mais elle en a tous les atouts. Avec « Art et création », nous mettons les artistes au cœur du projet. C’est la priorité. Nous ferons de l’accueil en résidence, par exemple.
Avec la ville, nous avons dégagé deux dominantes : la danse et la marionnette. La danse, parce que nous avons un pôle national de danse sur le même campus, avec l’école de Rosella Hightower, et la marionnette, presque disparue de la région. J’avais créé le festival FIMCA à Mougins, puis un autre à Cannes, pendant une dizaine d’années. C’est un art exigeant qui attire plus de monde qu’on ne croit. J’en tiens pour preuve ce que j’ai vu un jour au Festival Mondial de Charleville-Mézières : les adultes faisaient deux heures de queue pour un spectacle de marionnettes ! Et un 15 août à Paris, j’ai vu un Dom Juan dans une toute petite salle : deux marionnettes en plexi-glass, un lecteur. C’était bouleversant. Le texte ressortait comme jamais. Bref, donner cette dominante ici m’a paru être une très bonne idée, et le public est tout à fait au rendez-vous.
Je suis un amoureux. Quand j’aime un spectacle, j’ai envie de le montrer
Quel est le fil rouge de votre programmation : le sentiment ?
Oui, en très grande partie. Je suis un amoureux. Je veux montrer ce que j’ai aimé : c’est au cœur de ma démarche. Voici quelques exemples : en démarrage de saison, Zaï Zaï Zaï Zaï, mis en scène par Paul Moulin, d’après la bande dessinée de Fabcaro, est un spectacle frais et dynamique qui m’a rempli de bonheur quand je l’ai découvert. Maybe est le ballet culte de Maguy Marin. L’irrésistible Leandre et son Rien à dire, ainsi que Incertain Monsieur Tokbar, sont des coups de cœur de l’équipe.
Un très beau spectacle mené par des gens insupportables, je ne le prendrais pas. Puisque nous voulons mettre les artistes au cœur du dispositif, il faut créer du lien entre eux, le public et notre équipe. Quand Denis Podalydès est venu avec la pièce Ce que j’appelle oubli, il est venu au bar pour discuter ausssitôt après avoir quitté le plateau ; Clémentine Célarié, qui vient jouer Une vie, a fait savoir qu’elle voulait faire un bord de scène : voilà ce qui me plaît.
Éviter l’ennui dans la salle semble aussi vous tenir à cœur !
Évidemment ! C’est une des raisons pour lesquelles j’aime tant les classiques re-visités, le répertoire confié à des metteurs en scène d’aujourd’hui. Un jour, à Avignon, j’ai vu un Hamlet limpide, excessivement lisible, donc lisse et ennuyeux. Ici, nous avons montré Tartuffe, mis en scène par Jean de Pange, de la compagnie Astrov : déjanté, mais tellement respectueux du sens de la pièce. De plus, il est capital d’attirer les décrocheurs scolaires.
Lorsqu’un spectacle est très / trop classique, mieux vaut parfois le considérer comme élément patrimonial et le regarder ainsi. La Fontaine de Bakhtchissaraï, ballet crée d’après un poème de Pouchkine, m’avait fait retourner deux siècles en arrière. Bien que très bien dansé, il était très ennuyeux. À éviter.
Une anecdote sur un spectacle de la saison ?
Je vais vous raconter l’histoire d’un spectacle, que je n’ai pas vu, mais que j’ai tenu à programmer malgré tout : un jour, Paul Platel a eu envie d’écrire un texte sur la délocalisation d’une scierie dans son petit village du sud. Il monte alors la pièce avec des copains comédiens, sans moyens. Comme s’il se jetait à l’eau pour traverser l’Atlantique à la nage, sans savoir que c’est presque impossible ! Mais il réussit. Comment ? Un peu par accident.
Il entend Ariane Mnouchkine annoncer, à la radio, que si elle trouve un jeune metteur en scène ayant des choses à dire, elle lirait le manuscrit et l’aiderait. Paul Platel se précipite donc à la Cartoucherie et lui glisse son texte à la portière de sa voiture. Elle le lit et lui donne une salle de répétition pendant une année, avec création du spectacle chez elle. En pleine période de gilets jaunes, Je me souviens a été joué pendant un mois à guichets fermés. J’en avais donc plus qu’il ne m’en faut pour le programmer à Scène 55.
La crise actuelle peut-elle influer sur votre prochaine programmation ?
Probablement pas. D’abord, pour être franc, nous sommes le nez sur le guidon, avec le démarrage de cette saison et la gestion de l’improbable. Pour la saison prochaine, j’ouvre des dossiers sur mon ordinateur, et j’engrange ce que je peux. Pas plus. Ensuite, je me méfie de l’actualité trop brûlante au théâtre. S’il y a des spectacles qui nous ramènent au malaise généré par la pandémie, je ne me précipiterais pas. J’ai vu un très beau spectacle de danse sur le Bataclan. Mais j’attends un peu. Je ne veux pas m’embarquer dans cette tendance à traiter des malaises de notre époque. Sans tomber dans le piège du divertissement, je pense que les gens n’ont pas forcément envie d’aller au théâtre pour en ressortir plombés. Avec le temps – et un peu de distance – certains évènements peuvent être envisagés avec plus d’humour ou de dérision. On peut traiter de sujets graves, de problèmes sensibles et vrais, mais ce n’est pas mon état d’esprit de participer aux polémiques. Ce ne serait pas pertinent ici. Qu’on respire !
Quels sont les risques que vous ne pouvez pas prendre ?
Aucun. J’ai le champ libre, dès lors que c’est qualitatif. Toutefois, je reste à l’écoute du public. Au premier festival de danse de Cannes, nous n’avions montré que des spectacles néo-classiques. La programmation a été modernisée lorsque le public en a manifesté l’envie. Et si on l’agresse, il ne revient pas. C’est pourquoi je n’ai pas encore montré de choses très impertinentes. Mais ça viendra dans un an ou deux. J’en ai quelques-unes en tête.
À Mougins, j’ai d’abord dû prouver aux spectateurs qu’ils pouvaient me faire confiance. Avec, par exemple, Comme une pierre qui… , mis en scène par la Comédie-Française, j’étais sûr de moi. Une pépite qui soulève d’emblée l’enthousiasme. ¶
Propos recueillis par
Florence Douroux
Scène 55, théâtre de Mougins • 55, chemin de Faissole • 06250 Mougins •
Tel. : 04 92 92 57 67
Présentation de la saison ici
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Incertain Monsieur Tokbar, par Trina Mounier