FABuleux !
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
Pour sa 7e édition, le Festival des arts de Bordeaux voit grand. Pendant 15 jours, toutes les disciplines sont convoquées pour revisiter la métropole : cirque, danse, théâtre, musique, installations, performances, projets participatifs, expériences sensibles irriguent le territoire. Un temps fort de la rentrée en Nouvelle-Aquitaine à suivre jusqu’au 16 octobre.
La programmation suit la géographie hydrographique, de la Garonne à ses affluents. D’une rive à l’autre, sur l’agglomération (23 communes), entre terre et ciel, mais aussi dans les nombreuses structures de cette région dynamique (dont six labellisées), les propositions affluent : 210 représentations (dont 145 gratuites). 26 compagnies sont invitées, dont un tiers de la région et dix internationales.
Voilà donc du festif et de l’intelligence collective, propices au lien social ; du sensible et du sensé ; de la poésie éphémère qui marque durablement nos imaginaires ; des artistes qui nous ramènent au vivant. De l’essentiel, en somme.
Chœur battant
Une Strandbeest sur les rives de la Gironde ! Héritier de l’art cinétique, Theo Jansen est le génial créateur de drôles de créatures, de monumentales structures animées par la force du vent. Ces œuvres mobiles sont évidemment à apprécier dans leur ballet, hypnotique, sur les plages de la Haye, où Theo Jansen a grandi. Mais pour la première fois, celui-ci présente une rétrospective de son travail en France.
Pour l’occasion, un happening a été organisé sur le miroir d’eau, lieu emblématique de Bordeaux. Magnifique ! Toutefois, c’est dans le jardin de l’Hôtel de Ville et au MusBA, Musée des Beaux-Arts que l’on a pu prendre toute la (dé)mesure de son travail. Pas seulement grâce au montage (voir quelques images ici) projeté sur une voile hissée délicatement contre la façade du bâtiment. Clin d’œil poétique. C’est la mise en scène de l’inauguration qui a donné tout son sens à l’exposition de ces fossiles regroupés ici, comme dans un cimetière (Strandbeest, the New Generation).
En effet, les Strandbeests ont une courte vie, car leurs spectaculaires échappées sont souvent fatales. Après une visite guidée par Theo Jansen, lui-même, s’élevaient, a capella, les voix du Choeur de l’Opéra National de Bordeaux, dirigées par Salvatore Caputo, juché aussi parmi nous. Jusqu’à ce que l’artiste fende la foule, en tirant l’une de ses bêtes moribondes, comme un émouvant cortège funèbre. La composition d’Arvo Pärt, créateur d’une musique épurée, d’inspiration religieuse (chant grégorien et polyphonie ancienne) était parfaitement adaptée, comme la sonorisation et les effets de lumière. À l’écran, le ballet gracieux sur les plages de la Mer du Nord. On sentait la brume, le vent et le ressac. Un souffle mystique aussi. Ce fut grandiose et subtile, à la fois. À l’image de Theo Jansen.
Cultiver la poésie
Après cette fabuleuse entrée en matière, l’invasion pacifique des Pheuillus, conçus par la compagnie historique du théâtre de rue le Phun, a aiguisé d’autres sens. Ce peuple réputé paisible et voyageur est visible sur les pentes des coteaux rive droite. Ces silhouettes composées d’agglomérat de feuilles mortes prennent leur temps, celui de la nature qui les a vus naître. La nuit, les Pheuillus nichent dans les arbres, dorment sur les réverbères. Le jour, ils avancent vers les places, prennent le BatCub ou marchent sur l’eau. Troublant reflet de notre humanité, ils se laissent facilement approcher. Jusqu’à leur prochain départ. Cette présence étrange bouscule notre manière de voir, de ressentir le paysage, de questionner nos modes de vie et d’éprouver notre hospitalité.
Du jardin d’hiver au jardin secret, l’opéra Pagaï nous a aussi réservé moult surprises au Carré Colonnes de Saint-Médard-en-Jalles, dirigée par Sylvie Violan, également aux manettes du FAB. Après les discours d’inauguration dans une scénographie originale – une cérémonie d’arrosage dans un hall transformé, végétalisé – on a pu goûter aux récoltes, avec la première maraîchère recrutée dans une salle de spectacles. Depuis que la compagnie en résidence a planté, lors du confinement, des graines de fleurs et de légumes, les habitants profitent d’un oasis bucolique et de buffets gourmands. D’ailleurs, certains d’entre eux ont été associés à ce projet original qui poétise l’environnement et crée du lien social. Pas anodin dans cette ville entre milieu urbain et rural.
Ensuite, rendez-vous sur les bords de Jalle avec Pigments, du CirkVOST, du trapèze volant pour petits et grands. Spectaculaires que ces quarante minutes sans toucher terre ! Sur la rive droite de Bordeaux, Panique Olympique / Cinquième a alors ouvert le bal : pour mener à bien son désir de réinvestir l’espace public, le FAB a proposé à des centaines d’amateurs de rejoindre plusieurs événements, dont ce projet fraîchement labellisé pour l’Olympiade Culturelle Paris 2024. Après cette chorégraphie XXL orchestrée par la compagnie Volubilis, la journée s’est achevée avec Piccolo Mobile Disco pour la Faboum d’ouverture. Un grand week-end d’aventure qui a laissé chaos debout !
Réenchanter l’espace public
Quel plaisir que ces projets d’envergure soient à nouveau possibles ! Et si l’on prenait Racines dans les parcs de la métropole ? Il y avait moins de logistique mais tout autant de plaisir à assister au cirque forestier de L’attraction Compagnie qui mène un passionnant travail sur le corps et la matière (ici la terre). En revanche, The Whistlers (Red Herring Productions) est déambulatoire. Ce spectacle immersif en plusieurs temps (ateliers, conférence théâtralisée et ballade en forêt) nous fait découvrir une communauté fictive dont le mode de vie est menacé par la déforestation.
© Mike Pettidemange
Culture par nature : l’expérience est totale ! Y compris dans la ville, où cette fois-ci, des situations décalées surgissent à la vue de tous. En pleine rue, Habiter n’est pas dormir est une invitation à suivre, du matin au soir, le quotidien (sur)réaliste d’habitants d’une maison à ciel ouvert conçue par l’architecte Chloé Bodart. Une danse inattendue, qui se glisse dans les moindres interstices. Là aussi, une bouffée d’oxygène.
Une programmation de haute volée
Le croisement des disciplines fait aussi partie de l’ADN du festival. Évoquons une installation in situe, sans acteur. Cette expérience insolite qui se vit seule, en chaussons, incite à apprécier l’altérité, sinon la nécessité impérieuse d’échanges humains. La cie De chair et d’os, dont nous parlions déjà ici, ne manquent décidément pas d’idées originales. Quand ça commence, de Camille Duvelleroy et Caroline Melon, raconte l’histoire de plusieurs déménagements. Les six précédentes propriétaires ont quitté la maison : une entrée en maison de retraite, une rupture amoureuse, le besoin de changer de vie… Grâce à une petite boîte rouge dans laquelle se trouvent des lettres d’adieu, ces femmes nous racontent leur histoire. Chaque pièce, liée à un personnage, donne des indices de leur présence : une valise pleine, des objets qui traînent, un répondeur qui clignote, de l’encens qui brûle, etc. Il faut relier les fils, construire le récit. Des traces qui aiguisent « l’en-vie », de l’autre et du théâtre.
Les onze créations 2022 programmées comprennent cinq commandes et six premières. Parmi elles, Pour que le vent se lève, mise en scène par Nuno Cardoso et Catherine Marnas, fait l’événement au TnBA. Gurshad Shaheman s’approprie ici la Trilogie des Atrides pour faire résonner aujourd’hui le mythe des origines du théâtre. Cet appel international à lutter contre la barbarie s’inscrit dans le cadre de la saison culturelle France-Portugal (lire la critique ici).
Relevons encore le formidable acte de résistance à l’invasion russe des Dakh Daughters. Elles se permettent tout : l’hommage aux lignes harmoniques slaves ; des compositions théâtrales rock, minimalistes, voire… explosives. Ces femmes hautes en couleurs savent décidément jongler avec leurs instruments, les genres et les langues. Un cri puissant pour la paix.
Côté danse, l’ode à la mobilisation de Jan Martens va aussi bousculer les consciences. Dans sa dernière pièce pour 17 danseurs inspirée des mouvements de protestation (Black Lives Matter, Gilets jaunes, Youth for Climate…), le chorégraphe flamand transforme l’immobilité en une forme de résistance. Et les variations sont infinies : sortir du rang, aller à contre-courant, se replier face à la tourmente…
Moins engagé, mais pas plus sage, le chorégraphe argentin Ayelen Parolin et ses trois danseurs ahuris activent l’imaginaire avec frénésie. Tout est prétexte à jouer, s’abandonner, avec sincérité et détachement. Alors, l’inattendu survient. Loufoque et dadaïste, Simple résiste au formatage de masse et à l’idée du ridicule. Avec panache. Écologie des pratiques, fabrique du commun, l’art comme outil narratif…
D’autres spectacles parlent de qui nous sommes et où nous vivons, de là où nos rêves peuvent nous mener (ou pas). Avec son univers décalé, les Chiens de Navarre lâchent la meute. Dans la Vie est une fête, la déambulation dans les couloirs des urgences psychiatriques promet de fortes émotions.
Voilà donc une édition décidément FABuleuse ! Entre ciel et terre, terre et mer, et surtout à Bordeaux Métropole. 🔴
Léna Martinelli
FAB, festival des arts de Bordeaux, 7e édition
Du 1er au jusqu’au 16 octobre 2022
Toute la programmation ici
Le Pass FABADDICT (5 €) donne droit à de nombreux avantages et réductions
Billetterie : tel. 06 63 80 01 48 ou en ligne
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Terabak De Kyiv, de Stéphane Ricordel, avec les Dakh Daughters