Focus 2, Éclat, festival international du théâtre de rue, In et Off, Aurillac

Les-tonys-albedo © Patrick-debacker

De l’intime au sauvage

Par Stéphanie Ruffier
Les Trois Coups

Chronique d’une vie de festivalière : passons d’une petite place confidentielle à une grande cour très animée, de la fragilité de l’humain à un bal de monstres ; écoutons une table ronde sur l’édition de théâtre de rue ; levons le nez pour voir passer un·e funambule, slalomer entre les badauds rue des Carmes avant de rejoindre la pastille 50…

Le matin est le temps privilégié pour ébrouer le cœur. Yann Lheureux nous rencogne dans un petit parking pour une plongée tendre et pudique dans son intimité. Posé au sol, un portrait de femme âgée nous sourit. En noir et blanc, comme si cette femme « hors sol, hors d’usage, hors normes » appartenait déjà au passé. Dans Autrement qu’ainsi, le chorégraphe et danseur nous conte cette mère « à la tête éphémère » et aborde frontalement la maladie d’Alzeimer. Il nous interroge : « Est-ce que tu t’es déjà perdu dans ton couloir ? Entre la table du salon et la canapé ? » La photographie, métaphore de la mémoire fragmentaire, subit des déchirements, devient un palimpseste de visages.

Yann Lheureux ne tombe jamais dans le pathos, il exhibe quelques douleurs, tout en égrainant malicieusement quelques avantages de la maladie mentale : « C’est super, cacher soi-même ses œufs de Pâques… ». Le texte, ciselé, tout en glissements de terrain, joue des situations. Le danseur, de même, plonge, tête en bas, grimpe, suspend son sourire, vient au plus près des spectateurs, cueille des attitudes. Après les applaudissements, il évoque à mots choisis les malades, ces oubliés, ces « éblouis », en faisant l’éloge de leur rapport au temps, de leur langue nouvelle, de leur façon de faire dérailler le quotidien. À tous égards, un travail intègre et saisissant.

Des c(h)oeurs qui prennent la mer

Cour de Noailles, les couleurs du matin commencent à gagner les balcons où du linge pendu crée une ambiance méditerranéenne. Les Rustines de l’Ange font monter, par vagues, une (é)mouvante marée d’accordéons. Neuf interprètes nous embarquent pour le grand large dans un ressac de souffles et de trompes. Le public nombreux, sans doute rassemblé par un bouche à oreille élogieux, se tient sur le quai d’embarquement. CoraSon est un voyage qui nous déplace, littéralement, comme le S majuscule-méandre de son titre. Il nous fait passer de la périphérie au centre. La scénographie recompose sans cesse le groupe de musicien·ne·s en tableaux magnifiques.

Instrument populaire, l’accordéon charrie un imaginaire puissant de tangos lascifs et de valses légères, de retrouvailles et de solidarités. Ici, il s’immisce partout. Des vagues de mélodies nous encerclent, les voix se chargent d’échos. On aborde des rivages africains, on s’agrippe au radeau de la méduse, on se laisse bercer par la fraternité. Les basanes s’étirent à l’infini. Les cœurs aussi. Puissants accords.

On s’était dit rendez-vous dans trente ans

Les fans de Patrick Bruel s’en souviennent : place des Grands Hommes, des amis de lycée avaient organisé des retrouvailles. Dans cette déambulation pour trois comédien·ne·s et un circassien à vélo, c’est trente ans plus tard qu’on fait le bilan, à un coin de rue. On y retrouve les figures marquantes de la classe de Terminale de 91-92 : l’intello engagée accro aux manifs, la fille populaire à la plastique parfaite et le mec qui joue de la guitare et soupire pour la belle. Le tour de force de ces retrouvailles qui incluent les spectateurices, c’est l’alternance de deux temporalités habilement suggérées par des changements express de tenue et de jeu. On oscille ainsi entre l’époque du radio-cassette et celle d’Instagram. Sans surprise, la jolie blonde qui était obsédée par son dépucelage est devenue une influenceuse qui ne lâche jamais ses followers, ni Tinder. Peu à peu, toutefois, les masques se fissurent.

« T’es qui pour aller où ? »,  cie Hors Décor © Jean-Luc Zobe

La très jolie trouvaille de cette nouvelle compagnie, Hors Décor, dans laquelle on reconnaît des visages croisés chez Délices Dada, c’est le rôle de l’absent : Jérôme n’a pas honoré le rendez-vous. Cycliste ailé, il apparaît comme un fantôme léger et facétieux, un passager de la vie, rêvant de hauteurs et d’échappées belles. Ses apparitions poétiques et subversives apportent de l’oxygène à des constats d’échec ou des renoncements. On aborde en effet sans ménagement la dépression, le poids de la parentalité, les pièges du bonheur obligatoire, les révolutions avortées… La scène finale ouvre avec maestria des possibles.

La tête dans les nuages

À Aurillac, davantage qu’ailleurs, jongleurs, cracheurs de feu, danseurs de hip-hop et magiciens héritiers des saltimbanques fleurissent sur le trottoir et créent des attroupements. Heureusement, Les Tonys de la compagnie Albedo, duo d’agents de sécurité parodique, sont là pour mettre de l’ordre. Avec leur dégaine hilarante, ils sillonnent les rues : silhouettes immenses en costard, lunettes noires et oreillette, gestes protecteurs. A noter, cette année, les véritables forces de l’ordre se sont fait plutôt discrètes et les services de contrôle aux barrières peu intrusifs : une vraie bouffée d’oxygène pour les festivaliers.

« Respire », Filles du renard pâle © Vincent Muteau

Car la beauté est à saisir partout. Suffit de lever les yeux au ciel. La magnifique traversée sur mesure des Filles du Renard Pâle, Résiste, fait sensation. Leur fil vertigineux, tendu de la rue de la République à la place du Square, effleure la cime des arbres. Une performance féérique où les tons bleutés sont soulignés par l’extinction des lumières municipales et la création musicale. Femmes puissantes.

Le grimpeur poète, Antoine le Ménestrel (Cie des Lézards bleus), mise davantage sur la discrétion avec une veille angélique. Il se perche, en vigie pacifique, sur les immeubles qui jouxtent la place des Carmes. Paisible est une invitation à prendre de la hauteur, à laver son regard, à accueillir le messager de la paix et son grand drapeau blanc, à tenter encore et encore de prendre les voies les plus douces.

«  Paisible », d’Antoine le Ménestrel © Les Lézards bleus

La nouvelle création de Groupe Zur Double jeu(×) choisit elle aussi de miser sur la magie visuelle. Après une ouverture sur un jeu à contraintes de type situationniste ou surréaliste, un brin répétitive, les traversées se font plus oniriques. Troublantes projections vidéos et ambiances sonores : apparitions de pieds dans la nuit, flottements d’ombrelles et de personnages. Magnifiques trouées d’univers lumineux dans le noir. Et surtout, une dernière image époustouflante où la mer se retire.

S’ensauvager

Samedi soir, le festival vit ses dernières heures. Un énième aligot avant de rejoindre le parc Hélitas. Là, un stand coiffure-cuisine propose un drôle de combo : une crête / une crêpe. La coiffure emblématique des punks ne dépareille pas sur la piste sablonneuse du Bal des sauvages. La compagnie des Monstres y chorégraphie une mascarade primitive où le public, savamment costumé et introduit au compte-goutte vient titiller son instinct bestial.

Danser encore ! What else ? Les incroyables tenues cérémonielles changent les participant·e·s en un peuple bigarré de gallinacés à jupes fleuries, de grands diables à langue pendante, de jeunes bestiaux en dentelle et osier. On sent l’influence du travail photographique de Charles Fréger, notamment Wilder Man ou la figure du sauvage qui avait déjà inspiré les Chiens de Navarre pour leur couple de grands yétis poilus.

Ici, cornes, plumes et sceptres s’agitent. Martèlent et ancrent leurs pas dans le sol. Les danseurs amateurs, introduits au compte-goutte sur la piste et guidés dans leurs gestes, effraient le public, tournent en rondes rituelles. Un violon, une contrebasse et un batteur à éternelle clope au bec leur servent une électro tribale dans une ambiance rougeoyante de sabbat. Réclament-ils la clémence du ciel, se serrent-ils les coudes en famille recomposée ou vont-ils produire l’étincelle de folie qui mettra le feu ? Tout le monde les rejoint après le salut.

Sur la place Michel Crespin a lieu le final de la performance de la Compagnie Ktha. La poignante litanie des « on veut », revendications portées collectivement dans l’espace public, s’ensauvage aussi, s’intensifie. Sur la trentaine de plots présents, les interprètes pros ou amateurs apparaissent fatigués et émus. Les uns en larmes, les autres en rage. Il.elle.s tiennent, ont traversé 84 heures de jeu. Il a plu, des rencontres privilégiées ont eu lieu. Des levers de soleil ont vu des danseurs s’immiscer entre leurs mots… À 23 heures, les derniers « On veut » résonnent fort, ou in petto,au centre d’une foule aux yeux humides.

« Déambulation sauvage et libre », Association des compagnies qui s’aiment bien © Pierre Acoba

Plus tard dans la nuit, la boum de la Fédé bat son plein. On y fête 25 ans de soutien et de défense des spécificités des arts de la rue. On échange ses impressions sur cette édition (une réussite, de l’avis général, vitalité, regain, 250 nouvelles compagnies sur les 600 présentes) et on y feuillette le Fnanard, un fanzine parodique qui s’amuse des travers de la profession. On y lit des citations fameuses de Jacques Livchine, figure historique, graphomane et metteur en songe du Théâtre de l’Unité, des conseils sexos pour se faire programmer dans le IN, un horoscope qui prédit aux directeur.ice.s de Cnarep une semaine palpitante…

Ensuite, on croise une horde sauvage venue d’une cour lointaine. Elle déambule et défend cette forme particulière, la déambulation, apte à frayer avec les vivant·e·s et la ville. Autour d’un bar et d’un karaoké ambulants, elle répand de la musique et de la joie. Autre façon de réaffirmer le droit de se réapproprier la parole et l’espace public. Cette manifestive impromptue menée par l’Association des compagnies qui s’aiment bien disperse aussi dans la ville 2000 Zola, soit 2000 « j’accuse » en A4 placardés au gré d’un parcours de douze kilomètres. La rue a encore son mot à dire.

Oui, 2022 marque les retrouvailles réussies de toutes les familles des arts de la rue et des publics. Aurillac reste le festival emblématique de la joyeuse transgression. Il n’a pas fini de défendre nos libertés et nos désirs. 🔴

Stéphanie Ruffier


Autrement qu’ainsi, de la cie Yann LHeureux

Site de la compagnie
Conception, chorégraphie, interprétation : Yann Lheureux
Création sonore : Arnaud Bertrand
Regards complices : Patrice de Benedetti et Frédéric Michelet
Artiste plasticien : Al Sticking
Festival Eclat OFF • Pastille 25 • Aurillac
Les 17, 18, 19 et 20 août 2022, à 11 heurs et 15 heures
En accès libre, au chapeau
Tournée ici
Les 10 et 11 septembre, Festival Festin de Pierres, Saint-Jean de Védas (34)

CoraSon, de la cie Rustine de l’ange

Site de la compagnie
Festival Éclat OFF • Cour de Noailles • Aurillac
Les 17, 18, 19 et 20 août 2022, à 10 heures
En accès libre, au chapeau
Tournée ici
• Les 17 et 18 septembre au Festival Cergy Soit !, à Cergy (95)

Les Tonys, de la Cie Albedo

Site de la compagnie
Théâtre d’intervention au hasard des rues

Respire, des Filles du Renard Pâle

Site de la compagnie
Performance de la place de la République à l’hôtel du Département
Festival Éclat IN • Place du square • Aurillac
Les 19 et 20 août 2022, à 21 h 30
En accès libre
Tournée ici :
• Du 7 au 11 septembre (off le 8) à At-Tension, Lärz (Allemagne)
• Le 16 septembre, Le plus petit cirque du monde, à Bagneux (92)
• Le 17 septembre, Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine (94)
• Le 18 septembre, une traversée funambule, Arenberg Creative Mine et Le Boulon CNAREP, Wallers (59)
• Le 20 septembre, Théâtre de la Madeleine, Troyes (10)
• Du 21 au 23 septembre, « Traverser la ville », carte blanche, PALC, Châlons-en-Champagne (51)
• Le 30 septembre, en salle, Scène Nationale d’Aubusson, Théâtre Jean Lurçat, Aubusson (23)

Paisible, d’Antoine le Ménestrel

Site de la compagnie
Performance

Le Bal des sauvages, de la Cie des Monstres

Site de la compagnie
Mise en scène, écriture et scénographie : Yoann Franck
Jeu : Emmanuelle Vein, Lolita Huguenin, Yoann Franck
Musique : Thomas Loyer, Pierre-Olivier Fernandez, Benoît Javot
Équipe remplaçante : Hélène Lopez, Francis Perdeau, Mathieu Verbeke
Tout public à partir de 5 ans
En accès libre
Festival Éclat OFF • Parc Hélitas • Aurillac
Les 17, 18, 19 et 20 août 2022, à 21 h 45
En accès libre, au chapeau
Tournée ici :
• Les 12 et 13 novembre, à Aubervilliers (93)
• Le 18 novembre, à Arto Le Kiwi, Ramonville (31)

À découvrir sur Les Trois Coups :
 » Ce que la vie signifie pour moi « , Les Chiennes Nationales, par Stéphanie Ruffier
« Im not Giselle Carter », Balle perdue collectif, par Stéphanie Ruffier

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