Le crépuscule des rois
Par Trina Mounier
Les Trois Coups
On attendait beaucoup de cette troisième mise en scène du « Roi Lear » par Georges Lavaudant. Parce que cette pièce est immense, parce que Lavaudant n’arrête pas d’en approfondir la lecture, parce qu’enfin elle est incarnée par Jacques Weber. Attente récompensée.
Un vieux roi convoque ses trois filles chéries pour leur offrir de son vivant son royaume, leur héritage. Mais un cadeau sous conditions : elles doivent lui exprimer toute l’étendue de leur amour filial au cours d’une cérémonie. Les deux aînées se plient parfaitement et exagérément au jeu. La dernière, la plus jeune et la plus aimée, Cordélia, refuse tout net cette mascarade, arguant que l’affection n’a pas à être démontrée. Cette réponse rend le vieux roi fou de douleur et de colère, il déshérite cette fille qu’il tient pour ingrate et l’exile. Parallèlement il donne l’intégralité de son royaume à ses deux aînées, Goneril et Regane, sûr qu’elles vont s’occuper de lui comme il se doit, comme elles le lui doivent.
Parallèlement, l’auteur introduit une seconde intrigue dans la première. Le comte de Gloucester, un noble qui restera fidèle au roi, a deux enfants, Edgar le fils légitime et Edmond le bâtard. Ce dernier va ourdir une machination pour chasser son frère et récupérer sa part d’héritage. Sa traîtrise fonctionne et Edgar sera obligé de se travestir pour échapper à la mort. Gloucester sera énucléé pour sa loyauté et errera lui aussi dans la lande, sorte de reprise du mythe d’Œdipe.
C’est une tragédie aux multiples ramifications, car il y en a bien d’autres, qui parle de la brutalité du pouvoir et de ses dangers avec une modernité (ou une universalité) incroyable. Compte tenu de la complexité de la pièce, la question de la traduction et de l’adaptation est de toute première importance. Celles de Daniel Loayza sont très modernes et vigoureuses. Elles soutiennent l’action dans sa rapidité et la rendent compréhensible.
À la cour, donc, règnent désormais la flagornerie, le mensonge, la cupidité. Car bien entendu, rien ne se passe comme Lear l’avait prévu. Regane et Goneril se révèlent au grand jour, elles chassent leur père, le contraignant à la misère et finissent par s’entredéchirer, poussant le royaume dans l’abîme. Il devient la proie des intrigues, des assassinats, des traîtrises et des guerres.
Il n’y a plus de loi, sauf celle du plus fort. Mais la pièce parle aussi de la vieillesse, ce naufrage : les deux vieillards, l’un par amour des flatteries, l’autre par naïveté, font les mauvais choix parmi leurs descendants. On est donc face à une double histoire d’aveuglement (que l’on retrouve souvent chez Shakespeare, notamment dans Othello). Les deux vieillards se retrouveront finalement sur la lande bien mal en point.
Dans les errements de l’âme humaine
Il y a dans la pièce tout un jeu entre le Roi et son fou. Dès lors qu’il est destitué et chassé, le Roi n’est plus que fou : tout le monde lui donne tort, il est à proprement parler déraisonnable. Son caprice, désormais est de s’habiller en chemise et de porter une couronne de fleurs pour gambader sur la lande et se lier d’amitié avec un miséreux plus pauvre et plus égaré que lui. C’est Edgar (caché sous les traits de Tom) qui parle une sorte de sabir que Lear décide de considérer comme son philosophe attitré.
Georges Lavaudant est à son aise dans les imbroglios de cette tragédie. Il nous y mène d’une main sûre, dans une ambiance pourtant sépulcrale. Tout est dans des tons de noir, y compris les costumes signés Jean-Pierre Vergier qui mettent en valeur la sensualité des corps, sauf ceux de Cordelia et de Lear dépossédé, tous deux habillés de blanc. Le plateau est nu avec dans le fond une large ouverture et une toile mobile au gré du vent pour les changements de lieu. C’est à la fois très beau et d’une grande efficacité.
Quelques scènes sont particulièrement touchantes, notamment dans la deuxième partie qui se déroule majoritairement sur cette lande peuplée de fous. Saluons l’interprétation de Jacques Weber qui offre ici une palette de jeu très étendue, passant de colères véritablement homériques, à des gestes de tendresse d’une immense douceur envers le cadavre de Cordélia qu’il berce comme si elle vivait. Ou encore celle de François Marthouret, en Gloucester, passant de l’égarement à la dignité.
Après un début empreint de lenteur et de solennité, tout se bouscule. Mais Georges Lavaudant sait parfaitement diriger les mouvements sur un plateau. C’est encore lui qui signe les lumières, impeccables et parfois absolument magnifiques, comme dans la scène de guerre qui se déroule sous un ballet de stroboscopes, la marque de fabrique du metteur en scène.
Sur trois heures et demie de spectacle, tout ne peut être au même niveau, mais Lavaudant peut être fier de nous avoir offert un Roi Lear de toute beauté. 🔴
Trina Mounier
Le Roi Lear, de Shakespeare
Traduction et adaptation : Daniel Loayza
Mise en scène : Georges Lavaudant
Avec : Jacques Weber, Astrid Bas, Frédéric Borie, Thomas Durand, Babacar M’baye Fall, Clovis Fouin-Agoutin, Bénédicte Guilbert, Manuel Le Lièvre, François Marthouret, Laurent Papot, Philippe Demarle, Grace Seri, Jose Antonio Pereira, Thomas Trigeaud, Mathurin Voltz
Lumières : Cristobal Castillo-Mora etGeorges Lavaudant
Son : Jean-Louis Imbert
Décor et costumes : Jean-Pierre Vergier
Maquillage, coiffures et perruques : Sylvie Cailler et Jocelyne Milazzo
Maître d’armes : François Rostain
Construction du décor : les ateliers du TNP
Théâtre National Populaire • Grand théâtre • 8, place Lazare-Goujon • 69100 Villeurbanne
Du 9 au 18 novembre, du mardi au samedi à 20 heures, jeudi à 19 h 30, dimanche à 15 h 30, relâche le lundi
Réservations : 04 78 03 30 00
Tournée :
• Du 23 au 25 novembre, MC2 Grenoble
• Le 2 décembre, Théâtre Edwige Feuillère, à Vesoul
• Les 9 et 10 décembre, au Centre culturel d’Uccle (Belgique)
• Du 14 au 16 décembre, Points Communs, Nouvelle scène nationale Cergy-Pontoise / Val d’Oise
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Hôtel Feydeau, de Georges Lavaudant, par Élisabeth Hennebert
☛ John-a-dreams, de Serge Valetti, par Trina Mounier
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☛ Le Rosaire des voluptés épineuses, de Rodanski, par Trina Mounier