Marches à vivre
Par Stéphanie Ruffier
Les Trois Coups
Pour le collectif Justine Sittu, le théâtre de rue ne s’envisage qu’en mouvement, en plein cœur de la ville. Parmi les déambulations qu’il soutient cette année au festival d’Aurillac, voici notre sélection de trois formes sensibles et engagées qui prennent la rue à bras le corps.
Avec plus de 600 compagnies présentes dans la préfecture du Cantal en plein mois d’août, du 14 au 17 (la date a été avancée en raison des JO), Aurillac se révèle assurément le lieu le plus foisonnant où découvrir la créativité du théâtre de rue. De plus en plus souvent cantonné à des cours, contenu derrière des barrières, il reprend du souffle quand il surgit dans la ville, embarque les passants, dialogue avec les bâtiments, les monuments et le flux citadin. Soucieux de retrouver cet art du contact et du surgissement, Justine Sittu, collectif itinérant bien nommé, investit le quartier du tribunal jusqu’à la fameuse rue des Carmes pour redonner visibilité et vitalité à des formes qui ont grand besoin de se frotter à l’urbain.
L’écriture de Caroline Cano de La Hurlante découle justement de l’observation in situ des quartiers, quasi à la Perec, et s’abreuve à la source documentaire. Ses précédents spectacles scrutaient différentes formes de folie ou la cavale d’un jeune dans sa cité natale. Elle plante une nouvelle fois, ici, ses deux pieds dans les lieux qu’elle traverse avec une généreuse prise en compte des habitant·e·s.
« Derrière chaque volet, une histoire »
Pour Les Ailes, l’autrice a posé son petit bureau sur le trottoir et a récolté des témoignages. À partir de bribes d’informations, elle tente de retracer le parcours de Marlène, une femme qui a choisi un jour de disparaître en laissant tout derrière elle. Les fils directeurs de son parcours polyphonique : Pourquoi on part ? Pourquoi on reste ? La déambulation qu’elle mène seule, en énergique narratrice chaussée de bottines noires, est absolument maîtrisée de bout en bout. Elle y endosse le portrait de nombres de voisines qui réagissent à cet événement. On y suit le rapport de chacune à l’existence, au couple, à la maternité, à la famille.
Il faut souligner la qualité et la précision du travail sonore immersif qui nous plonge dans l’ambiance d’une rue et participe à la magie de cette traversée : on entend s’échapper d’un balcon ou d’une fenêtre musiques et dialogues réalistes, en écho à notre promenade. Et puis il y a l’incarnation forte et engagée de la comédienne Caroline Cano qui assume le jeu : en un tour de manche, une capuche, un tee-shirt, un accessoire, elle change de peau, d’accent, d’émotion. Et c’est un personnage qui surgit dans tout son naturel et sa complexité. On se tient ainsi à ses côtés chargés de l’empathie immense qui déborde de son corps, à envisager la liberté totale de la retraitée ou à partager l’enfance et la vie de femme d’Annie, Nella, Mona, Fati… Quelle traversée intime et audacieuse ! Une belle visite sensible de l’humanité qui doute et espère !
En manif avec Prévert
Elles ne sont plus très nombreuses les compagnies qui osent affronter les conditions de diffusion de plus en plus drastiques en déployant une belle grande troupe. Parmi celles qui affichent ce courage, on peut compter sur La Chaloupe, originaire de Niort, issue d’une tradition d’éducation populaire et d’un militantisme bien ancré sur le terrain. Octobre, nom du fameux groupe de comédiens amateurs emmené par le poète du peuple, Jacques Prévert, entraîne le public dans un conte social saisissant. Le trottoir déroule les luttes, telle une frise historique. Et c’est assez dérangeant et bouleversant de défiler entre deux grands drapeaux nazis avant de rejoindre le rouge uni du Front Populaire, surtout par les temps bruns qui courent. De manière habile, le récit du passé se tisse avec les enjeux du présent.
Quel plaisir de voir et d’entendre les vers et les bons mots de l’auteur parisien : son sens de la formule simple, ses mots doux et incisifs posés sur le travail, la lutte ou l’amour ! Ici, chaque déplacement est pensé comme une avancée, une agitation-propagande, une manière de s’émanciper. On fait masse, on fait collectif : l’ensemble claironne les jours heureux. Une puissante invitation à l’engagement !
« Je suis l’amoureux puisque j’attends »
La compagnie basque Jour de fête est également riche d’une troupe nombreuse où musiciens et comédiens forment un chœur battant. S’inspirant d’un roman d’Andrée Chedid, elle a choisi de transposer et de transmettre le Message dans la rue, « sur cette parcelle du vaste monde, sur ce minuscule îlot de bitume ». Stéph attend Marie à qui il a donné un rendez-vous amoureux dans un pays en guerre, comme une dernière chance. Mais elle vient de recevoir la balle d’un franc-tireur.
Il court quelque chose d’universel dans cet élan qui nous porte vers l’autre, à suivre ces personnages puissamment traversés de paradoxes et d’une pulsion de mouvement : femme tendue vers l’avenir, vendeur ambulant, dame âgée et agile, jeune soldat acrobate à qui la poésie donne des ailes… La musique aux instruments rares et une intrigue poignante emportent le public dans leur urgence. Partout sont disséminées des images fortes où infuse le texte infatigable et vigoureux de la poétesse franco-libanaise. Une grande puissance lyrique soutient cette course contre la montre ! Quel plaisir d’être envisagé comme partenaire et cortège. 🔴
Stéphanie Ruffier
Les Ailes, cie de La Hurlante
Site de la compagnie
Écriture, mise en scène et jeu : Caroline Cano
Assistante à la mise en scène : Charlotte Perrin de Boussac
Créateur sonore et compositeur : Jérôme Hoffmann
Durée : 60 minutes
Tout public
Tournée ici :
• Les 30 août, au CNAREP Pronomades, à Boussens (31)
• Le 31 août, au CNAREP Pronomades, à Auzas (31)
• Le 1er septembre, au CNAREP Pronomades, à Ardiège (31)
Octobre, de la cie La Chaloupe
Direction artistique et mise en scène : Nicolas Beauvillain
Avec : Cécile Le Meignen et / ou Anaïs Petitjean et / ou Agathe Zimmer, Béatrice Venet, Benoit Piel, Thomas Trélohan ou Nicolas Clauzel, Jacques Ville
Durée : 1 h 20
Tout public
Le Message, une marche à l’amour, de Jour de fête cie
Site de la compagnie
Librement inspiré du roman le Message d’Andrée Chedid édité chez Flammarion
Mise en rue : Ludo Estebeteguy
Avec : Anne De Broca, Clément Broucke, Frédéric Cuif, Francisco Dussourd, Camille Floriot, Shanee Krön, Maddalena Luzzi, Charlotte Maingé, Nicolas Marsan, Jordan Tisner
Scénographie et costume : Francisco Dussourd
Contribution à la recherche dramaturgique : Stéphanie Ruffier
Durée : 1 h 30
À partir de 10 ans
Tournée ici :
• Le 4 octobre, à Seignosse (40)
Dans le cadre du Festival international du théâtre de rue
Du 14 au 17 août 2024
CNAREP et Association ÉCLAT • Dans toute la ville • 15000 Aurillac
Spectacles du Off gratuits / Spectacles du In gratuits sauf quelques-uns en billetterie
Plus d’infos ici
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Focus Femmes en émeute, Chalon 2024, par Stéphanie Ruffier
☛ Le final de Chalon dans la rue 2024, par Stéphanie Ruffier